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Éloge de Vincent Lacroix

Yan Barcelo – 18 avril 2009

Le financier Vincent Lacroix a été universellement conspué et diabolisé. C’est une grave injustice. Il est grandement temps de remettre les pendules à l’heure et de saluer en lui un héros de notre post-modernité.

On vilifie Vincent Lacroix, mais sans comprendre qu’il incarne l’aboutissement du long et patient labeur de nivellement moral et culturel auquel nos sociétés et nos élites intellectuelles se sont attelées depuis plus d’un siècle. La face molle et d’une indolence malveillante de Vincent Lacroix présente une variante particulière du héros nietzschéen, l’homme qui est passé par-delà le bien et le mal.

Le chantre allemand de la transvaluation des valeurs, en constatant la mort de Dieu, a oublié de faire l’autopsie d’une autre mort, tout aussi affligeante, sinon plus encore : la mort de l’âme. En extirpant tout Transcendance du décor universel, ou pour parler un autre langage plus actuel, en rayant un absolu qui justifie et accomplit l’œuvre de la création, que cet absolu s’appelle Brahma, Bouddha ou Dieu, on enlève tout point d’ancrage à l’âme. Sans un arrière-plan divin qui appelle et donne raison au travail moral et spirituel de l’âme pour se dépasser et se purifier en vue d’un parcours cosmique qui nous demeure inconnu, il n’y a plus lieu de se préoccuper de l’âme.

Or, n’ayant plus à se préoccuper de l’âme, comment justifier une morale quelconque. On peut bien sûr tenter d’ériger une morale séculière et laïque, mais ce n’est qu’une autre forme de contrainte éducative dont les seuls garants sont les lois et la police. Quelques décennies avant Nietzsche, Dostoievsky avait vu juste en écrivant dans son roman Les frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Évidemment, en disant « tout est permis », il voulait dire « le pire est permis ».

Après tout, comme nous le confirme la philosophie scientifiste de l’évolution – qui n’a pas grand-chose à voir avec la science – nous ne sommes qu’une variété plus ou moins sophistiquée de macaque, le résultat plus ou moins heureux d’une série indéterminée de mutations et de transformations génétiques aléatoires, sans queue ni tête, sans propos, sans raison. Comme le disait Jean-Paul Sartre, « l’homme est une passion inutile ».

Dans un tel contexte, malgré toutes les histoires qu’on voudra se raconter, aucune morale ne tient. La conscience n’est qu’un conditionnement arbitraire, un automatisme relatif comme se sont appliqués à nous en convaincre les freudiens, les psychologues, les sociologues et les structuralistes de tout crin. Il n’y a que l’infini des passions, la puissance des pulsions et la course effrénée pour les satisfaire. Et qui peut le mieux les satisfaire? Le plus fort et le plus violent. Et si on n’est pas taillé pour ce rôle, alors le prochain candidat en ligne est le plus habile. Ergo, Vincent Lacroix.

Voilà bien où nous en sommes. Nous avons arraché nos vieilles racines religieuses et nous ne savons plus comment nous définir face au défi herculéen de la vie. Nous avons mis en place un système éducatif fondé sur l’effort minimal, parce que nous ne savions plus justement à quoi il pouvait servir de se forcer, sauf bien sûr pour faire le plus d’argent possible. Nous nous préoccupons de nutrition pour la santé du corps, nous comptons calories et gras trans au milligramme près, mais nous ne savons plus du tout comment alimenter l’âme – qui n’existe pas de toute façon. Alors nous laissons nos jeunes jouer des jeux vidéo où triomphent la laideur et la violence, mais nous proposons par ailleurs de leur transmettre des « valeurs ». Nous laissons une industrie de la mode devenue perverse vêtir nos jeunes filles comme des putains, nos jeunes garçons comme des poupons capricieux qui n’ont pas appris comment décrotter leur couche.

Mais au fait, pourquoi chercherions-nous à contrer ces tendances? La passion de séduire sexuellement, l’impératif de satisfaire nos caprices et nos pulsions les plus égoïstes ne sont-ils pas les seules « valeurs » tangibles et bien réelles auxquelles la personne peut se raccrocher? Dans un monde où le ciel est dépeuplé, où l’âme a été lobotomisée, que reste-t-il à quoi s’accrocher sinon les choses les plus évidentes : la volonté de s’exhiber et de se faire applaudir, la rage de s’empiffrer, l’appât du gain, mais aussi la volonté de puissance, le goût de brutaliser et de violer.

Somme toute, Vincent Lacroix est une des incarnations les plus douces de notre amoralité contemporaine. Il n’a fait mal à personne. Il voulait se remplir les poches – et il s’est servi, tout bonnement. Dans un monde de morale laïque sans fondement, qu’est-ce qui peut l’empêcher? Certainement pas la « conscience ». Seulement la peur de la loi et de la justice humaine. Et s’il a trouvé un bon stratagème pour contourner une loi approximative et complaisant, alors, où est le problème? Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas ici de bien ou de mal. Seulement un combat entre un individu et tous les autres. Malheureusement pour lui, Vincent Lacroix s’est fait pincer.

Finalement, on peut conclure qu’il n’est qu’un pauvre type, un looser, si on le compare à un autre super-héros de notre temps, un authentique, celui-là : John Roth, ex-président de Nortel. Alors là, en voilà un vrai de vrai qui a réussi à ruiner la plus importante compagnie de technologie canadienne tout en s’en mettant plein les poches le plus légalement du monde. Et n’oublions pas tous ces banquiers et financiers qui ont réussi à mettre à terre toute l’économie du monde et de se faire renflouer par les contribuables à coups de billions $.

Mais il ne faut pas oublier l’autre versant de notre amoralité post-moderne, le versant noir, irrationnel, violent. John Roth et Vincent Lacroix sont issus de l’élite possédante. Ils ont accès aux leviers financiers et aux arrangements légaux pour faire leur petite besogne sans faire mal à personne. Mais ne reléguons pas aux oubliettes les autres héros, chez qui les méthodes sont plus directes et musclées, comme les gangs de rue ou les Hell’s Angels.

Et puis, bien sûr, ne négligeons pas le héros extrême, comme Kimveer Gil, le meurtrier du Collège Dawson, ou le meurtrier de Polytechnique. Voici celui chez qui l’absurde de notre univers désâmé accumule un tel ressentiment qu’il explose dans une violence irrationnelle et folle. Après tout, avec nos interminables auto-congratulations de qui s’étalent sur les écrans à force de Loft Story et de galas artistiques , nous laissons dans l’ombre un de nos titres de gloire les plus légitimes : Montréal, métropole québécoise, est la seule ville au monde à avoir accueilli deux meurtriers de masse, à Polytechnique et à Dawson.

Il y a trois siècles, Pascal lançait son pari : on n’a rien à perdre, aussi bien miser sur Dieu. S’il existe et on lui est agréable, on a tout à gagner. S’il n’existe pas, alors tout est perdu de toute façon. Notre époque a fait le pari inverse, qu’on pourrait appeler le pari de Nietzsche. Dieu n’existe pas de telle sorte qu’on a tout à gagner à prendre notre pied ici et maintenant. Ce faisant, on est en train de tout perdre.

Mais ne désespérons pas. Avec un peu plus de détermination dans notre lancée post-moderne, nous réussirons peut-être à produire un Vincent Lacroix plus profiteur encore, un John Roth plus ambitieux, un Kimveer Gil plus meurtrier.

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