Archives quotidiennes : 3 mai 2009

L’hérésie fondamentale de l’économie

Yan Barcelo2 mai 2009

Les uns après les autres, les titans manufacturiers montrent des fissures jusque dans leurs fondations, qu’il s’agisse de GM, de Nortel, de Chrysler, même de GE. Dans le cas des deux géants de l’automobile, leurs tribulations vont envoyer une onde de choc séismique dans le monde des petits manufacturiers et sous-traitants. Mais que diable est-il donc arrivé? Le problème tient essentiellement à deux mots : shareholder value.

Le magazine Fortune publiait en décembre dernier un article de fond écrit par un journaliste vétéran du secteur automobile. Son constat navrant dénonçait une culture insulaire et narcissique incapable de traiter de façon décisive avec une superstructure démesurée de coûts fixes et une hiérarchie où les privilèges acquis sont inamovibles. En conséquence, l’entreprise n’a pas su ajuster son offre aux attentes du marché.

Tout ça compose une histoire très absorbante et très human, comme on aime les raconter dans le monde des médias, Mais je crois qu’elle ne touche qu’à la surface des choses. L’histoire de GM et de tant d’autres n’a rien de human. Elle est intellectuelle et tient à une façon hérétique et perverse de penser l’entreprise et l’économie.

L’exemple le plus proche que je connais est celui de Nortel. Ce joyau de l’économie canadienne ne s’est jamais remis de l’éclatement de la bulle technologique. Mais la déconfiture de Nortel ne tient pas à l’explosion de la bulle; elle tient à une accumulation de gestes dévoyés perpétrés pendant le gonflement de la bulle.

John Roth et tous les hauts gradés autour de lui, selon des confidences qui m’ont été faites par quelques personnes proches de ce cénacle, n’avaient que deux mots à la bouche : shareholder value. Voilà une expression prestigieuse qu’on enseigne dans toutes les écoles de MBA en Amérique du Nord. Mais sous ce beau vocable se cache une pratique bête et méchante : faire tout ce qu’il faut pour que le titre de la compagnie monte en bourse.

C’est ce que l’équipe de Roth faisait à tous les détours. On achetait des compagnies à coups de milliards de dollars non pas dans le but avoué d’ajouter de la valeur technologique à la compagnie, mais parce que le spin médiatique allait faire monter le titre. Et si on développait un marché ou si on signait un gros contrat – plusieurs d’entre eux totalement factices – , c’était toujours dans le même but de gonfler le titre.

Une telle approche ne souscrivait même plus au crédo assez grossier du bottom line à tous prix. C’était le credo du titre boursier à tous prix.

Chez GM le syndrome a pris une autre forme. Depuis près de deux décennies, le premier souci de GM n’était plus de construire la meilleure auto sur le marché. C’était de faire le plus gros de son profit via sa filiale financière GMAC en finançant un consommateur pour qu’il achète un véhicule. La construction d’une auto était devenue une excuse pour signer des contrats de financement.

C’est ce que j’appelle la grande financiarisation de l’économie. À cause de cette façon de penser, on ne se soucie plus de produire des biens de valeur pour la communauté humaine. On veut faire de l’argent facile en jouant sur l’argent et les taux d’intérêt. Cette façon perverse de penser l’économie a d’abord imprégné les banques et les institutions financières – comme on l’a vu de façon éclatante avec la crise financière – puis elle s’est diffusée dans l’ensemble de l’économie réelle.

Mais c’est dans les écoles de MBA, tout particulièrement à Harvard, Wharton et quelques autres, que cette façon de penser a été sécrétée. On a enseigné aux jeunes que tous les biens et services de l’économie se valaient, qu’il n’y avait aucune différence entre vendre une automobile, une police d’assurance et une revue porno. Tout se résumait à des chiffres et des symboles qu’on pouvait aligner dans des chiffriers et manipuler à souhait à l’aide d’un peu de « comptabilité créative ». Aujourd’hui encore, dans les écoles d’administration, professeurs et élèves n’ont que cette formule à la bouche : shareholder value. Et il est symptomatique que les disciplines à l’honneur ne sont pas la gestion manufacturière ou les ressources humaines, mais la finance et le marketing, deux disciplines où on manipule des symboles, pas des choses.

Or, le mal plus profond est d’ordre philosophique : nous en sommes venus à privilégier les symbole plutôt que la réalité, le signe plutôt que le signifié. Et ce passage s’est fait sur des siècles, commençant avec Descartes, passant par Hume, Kant, Hegel, Marx, Husserl, puis toutes les philosophies du langage. Lentement et inexorablement, le grand coup de départ étant donné par Descartes, nous en sommes venus à considérer les contenus de la pensée comme la réalité ultime. Pour parler en langage clair, nous avons trouvé mille et unes justifications pour prendre nos désirs pour la réalité, au point de dire que la réalité – et la vérité – n’existent pas.

Un des systèmes philosophiques les plus éclatants à ce chapitre est celui de Hegel : une immense machinerie intellectuelle où l’être et la pensée sont mis en équation pour finalement accoucher de la pensée prototypique du fascisme et sa glorification de l’État. Marx, qui croyait renverser l’équation hégélienne pour « remettre Hegel sur ses pieds » a néanmoins perpétué l’erreur en effectuant un simple oubli très commode : la nature humaine et ses passions irrépressibles.

Aujourd’hui, cette longue et interminable dérive trouve son incarnation dans une foule de manifestations éclatantes : le relativisme moral et des valeurs, l’Internet et sa création d’univers virtuels parallèles et, bien sûr, la tour de Babel financière.

De telle sorte que notre shareholder value, eh bien, nous l’avons maintenant. GM et Chrysler s’écroulent, des millions de gens ont vu leurs épargnes s’évaporer, nous avons sauvé la peau d’une oligarchie financière en endettant les payeurs de taxes de plus de 4 billions de dollars à l’échelle de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Et maintenant, on se demande d’où viendra le prochain choc financier : du secteur des cartes de crédit ou de l’immobilier commercial? Et quand ce choc-là nous aura heurtés de plein fouet, lequel lui succédera?

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