Yan Barcelo – 2 mai 2009
Les uns après les autres, les titans manufacturiers montrent des fissures jusque dans leurs fondations, qu’il s’agisse de GM, de Nortel, de Chrysler, même de GE. Dans le cas des deux géants de l’automobile, leurs tribulations vont envoyer une onde de choc séismique dans le monde des petits manufacturiers et sous-traitants. Mais que diable est-il donc arrivé? Le problème tient essentiellement à deux mots : shareholder value.
Le magazine Fortune publiait en décembre dernier un article de fond écrit par un journaliste vétéran du secteur automobile. Son constat navrant dénonçait une culture insulaire et narcissique incapable de traiter de façon décisive avec une superstructure démesurée de coûts fixes et une hiérarchie où les privilèges acquis sont inamovibles. En conséquence, l’entreprise n’a pas su ajuster son offre aux attentes du marché.
Tout ça compose une histoire très absorbante et très human, comme on aime les raconter dans le monde des médias, Mais je crois qu’elle ne touche qu’à la surface des choses. L’histoire de GM et de tant d’autres n’a rien de human. Elle est intellectuelle et tient à une façon hérétique et perverse de penser l’entreprise et l’économie.
L’exemple le plus proche que je connais est celui de Nortel. Ce joyau de l’économie canadienne ne s’est jamais remis de l’éclatement de la bulle technologique. Mais la déconfiture de Nortel ne tient pas à l’explosion de la bulle; elle tient à une accumulation de gestes dévoyés perpétrés pendant le gonflement de la bulle.
John Roth et tous les hauts gradés autour de lui, selon des confidences qui m’ont été faites par quelques personnes proches de ce cénacle, n’avaient que deux mots à la bouche : shareholder value. Voilà une expression prestigieuse qu’on enseigne dans toutes les écoles de MBA en Amérique du Nord. Mais sous ce beau vocable se cache une pratique bête et méchante : faire tout ce qu’il faut pour que le titre de la compagnie monte en bourse.
C’est ce que l’équipe de Roth faisait à tous les détours. On achetait des compagnies à coups de milliards de dollars non pas dans le but avoué d’ajouter de la valeur technologique à la compagnie, mais parce que le spin médiatique allait faire monter le titre. Et si on développait un marché ou si on signait un gros contrat – plusieurs d’entre eux totalement factices – , c’était toujours dans le même but de gonfler le titre.
Une telle approche ne souscrivait même plus au crédo assez grossier du bottom line à tous prix. C’était le credo du titre boursier à tous prix.
Chez GM le syndrome a pris une autre forme. Depuis près de deux décennies, le premier souci de GM n’était plus de construire la meilleure auto sur le marché. C’était de faire le plus gros de son profit via sa filiale financière GMAC en finançant un consommateur pour qu’il achète un véhicule. La construction d’une auto était devenue une excuse pour signer des contrats de financement.
C’est ce que j’appelle la grande financiarisation de l’économie. À cause de cette façon de penser, on ne se soucie plus de produire des biens de valeur pour la communauté humaine. On veut faire de l’argent facile en jouant sur l’argent et les taux d’intérêt. Cette façon perverse de penser l’économie a d’abord imprégné les banques et les institutions financières – comme on l’a vu de façon éclatante avec la crise financière – puis elle s’est diffusée dans l’ensemble de l’économie réelle.
Mais c’est dans les écoles de MBA, tout particulièrement à Harvard, Wharton et quelques autres, que cette façon de penser a été sécrétée. On a enseigné aux jeunes que tous les biens et services de l’économie se valaient, qu’il n’y avait aucune différence entre vendre une automobile, une police d’assurance et une revue porno. Tout se résumait à des chiffres et des symboles qu’on pouvait aligner dans des chiffriers et manipuler à souhait à l’aide d’un peu de « comptabilité créative ». Aujourd’hui encore, dans les écoles d’administration, professeurs et élèves n’ont que cette formule à la bouche : shareholder value. Et il est symptomatique que les disciplines à l’honneur ne sont pas la gestion manufacturière ou les ressources humaines, mais la finance et le marketing, deux disciplines où on manipule des symboles, pas des choses.
Or, le mal plus profond est d’ordre philosophique : nous en sommes venus à privilégier les symbole plutôt que la réalité, le signe plutôt que le signifié. Et ce passage s’est fait sur des siècles, commençant avec Descartes, passant par Hume, Kant, Hegel, Marx, Husserl, puis toutes les philosophies du langage. Lentement et inexorablement, le grand coup de départ étant donné par Descartes, nous en sommes venus à considérer les contenus de la pensée comme la réalité ultime. Pour parler en langage clair, nous avons trouvé mille et unes justifications pour prendre nos désirs pour la réalité, au point de dire que la réalité – et la vérité – n’existent pas.
Un des systèmes philosophiques les plus éclatants à ce chapitre est celui de Hegel : une immense machinerie intellectuelle où l’être et la pensée sont mis en équation pour finalement accoucher de la pensée prototypique du fascisme et sa glorification de l’État. Marx, qui croyait renverser l’équation hégélienne pour « remettre Hegel sur ses pieds » a néanmoins perpétué l’erreur en effectuant un simple oubli très commode : la nature humaine et ses passions irrépressibles.
Aujourd’hui, cette longue et interminable dérive trouve son incarnation dans une foule de manifestations éclatantes : le relativisme moral et des valeurs, l’Internet et sa création d’univers virtuels parallèles et, bien sûr, la tour de Babel financière.
De telle sorte que notre shareholder value, eh bien, nous l’avons maintenant. GM et Chrysler s’écroulent, des millions de gens ont vu leurs épargnes s’évaporer, nous avons sauvé la peau d’une oligarchie financière en endettant les payeurs de taxes de plus de 4 billions de dollars à l’échelle de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Et maintenant, on se demande d’où viendra le prochain choc financier : du secteur des cartes de crédit ou de l’immobilier commercial? Et quand ce choc-là nous aura heurtés de plein fouet, lequel lui succédera?
Vous dites:
« Et ce passage s’est fait sur des siècles, commençant avec Descartes,[…] »
En fait c’est Platon qui fut l’un des premiers grand philosophe théorique, qui stipule que la vérité se trouve non dans la pluralité mais dans l’unique, que l’on doit transcender le particulier vers l’universel pour trouver la vérité et que c’est pas la raison qu’on peu atteindre le monde théorique unifié apportant la vérité.
D’affirmer que Descartes « est » le premier me semble manquer de crédibilité.
Aussi, j’aurais grandement apprécier lire votre billet en langue française intégralement. Chaque terme existe en français. Au pire, vous auriez pu mettre entre parenthèse la version anglaise.
Si pour vous la réalité ne se trouve pas dans la théorie, peut-être se trouve-t-elle dans le particulier. Protagoras est l’un des premier philosophe a être d’accord avec vous dans ce cas… un sophiste.
Platon est un idéaliste et la raison est certes importante pour lui. Mais il ne commet jamais l’erreur d’identifier vérité et pensée. Pour Platon, les Idées sont des substances transcendantes vers lesquelles le philosophe doit péniblement faire son chemin en utilisant l’instrument très imparfait de la pensée.
Sa position est très différente de celle de Descartes. Celui-ci, en posant deux principes irréductibles, d’une part celui du monde physique extérieur qu’il appelle « l’étendue », d’autre part, celui de l’ordre intérieur de la pensée, accomplit deux choses d’un seul coup. Primo, toute vie et toute vérité sont encapsulées dans l’ordre de la pensée; secundo, le monde physique devient un vaste désert inerte, sans vie, une mécanique universelle dont il appartient à la pensée de déchiffrer les rouages. C’est l’acte fondateur du consctructivisme. Pour Descartes, la garantie que la pensée et le monde sont en harmonie tient à Dieu. Enlevez Dieu, comme on n’a pas manqué de le faire au 19e siècle, et le monde devient inintelligible. La vérité devient ce que détermine la pensée. De vastes pans de notre modernité — dont je traite dans mon article — sont l’actualisation la plus récente de cet impérialisme de la pensée qui entend imposer ses volontés et ses caprices à la réalité du monde.
Par ailleurs, vous me reprochez le recours à des termes anglais. J’en conviens, je le fais de facon un brin abusive et j’aurais pu alléger la chose. Toutefois, j’ai recouru à cette terminologie anglophone parce que, même dans les milieux francophones, on y a recours. Par exemple, parlez à des professeurs à HEC, et vous allez les entendre vous parler de la sacro-sainte « shareholder value ».
Enfin, je ne sais absolument pas par quel détour logique vous en arrivez à lire dans mes propos une quelconque proximité avec les sophistes. Il est certain pour moi que l’homme n’est pas la mesure de toutes choses — une position que reproduit Descartes dans une certaine mesure. À moins qu’on ne parle de l’homme divinisé, mais c’est une autre affaire.
M. Barcelo,
Très intéressant.
En ce qui concerne cette «école», cette manière de faire.
«Shareholder»…. On ne sert plus le client, mais la cie, si j’ai bien compris.
La liaison avec la «souche» philosophique est nouvelle pour moi. La finance n’est pas seulement touchée par ce concept :
«Pour parler en langage clair, nous avons trouvé mille et unes justifications pour prendre nos désirs pour la réalité, au point de dire que la réalité – et la vérité – n’existent pas.»
D’où la dérive de la réalité, et l’oubli (sic) de la nature humaine
Plus de morale, plus de valeur…
Beau monde!
Quant à GM et les autres, depuis le début des années 90 qu’ils se font dire d’orienter leur production vers la demande du marché.
Or, il semble que l’avidité les a enfin amenés à leur perte… Sur le dos des travailleurs.
@YB: Voici ce que j’écrivais il y a quelques années:
Le but de la production est que la valeur de l’entreprise soit en hausse, fluctuante selon les images projetées sur la psyché des analystes financiers, ceux-ci n’accordant qu’une petite part de leur attention à la réaction des clients et une part encore moindre au fonctionnement de la production elle-même.
http://nouvellesociete.org/A57.html
Si on n’y prend garde, on va se retrouver d’accord. Sur la crise économique, bien sûr :-))
PJCA
Pierre JC,
J’attendais votre réaction.
Un beau petit paragraphe qui résume la «tendance».
Surtout quand on accouple un produit à une belle campagne publicitaire. Pour ça, on trouve énormément d’argent.
S’il existe une forme de pollution c’est bien la pub pour les autos.
Elles doivent prendre un bon 25% du prix de l’auto…
Mais les dirigeants et les actionnaires les payent. 🙂
Pour la recherche de la vérité, c’est bien simple. On peut soit chercher dans la théorie, soit dans la pratique, soit dans un mélange des deux comme Aristote.
Or, Platon fut l’un des premier philosophe théorique et tout philosophe théorique retrouve la vérité dans les idées, les formes.
Platon associe bel et bien la vérité aux idées et aux formes : « Le monde sensible, auquel nous sommes attachés en raison de notre corporéité, est un monde ayant un faible degré de réalité en ce sens qu’il est peuplé de copies des Idées intelligibles. Or ce sont bien ces dernières qui constituent la vérité et cette vérité n’est pas une propriété de la pensée mais bien un autre être, un autre monde, le monde des Idées. »
http://www.maphilo.net/verite-cours.html
De ce que je comprend de vos propos, vous dites que la théorie est trop présente dans notre recherche de vérité. C’est dans ce sens que je vous ai montré l’endroit où les philosophes pratiques tel Protagoras regardent : le particulier.
@Vibrations
Oui, je vois le lien que vous faites avec Protagoras et les sophistes. Effectivement, la vérité ne se laisse pas saisir par la théorie; on pourrait dire toutefois que certaines théories entretiennent un meilleur voisinage avec elle. Mais la vérité, comme tous les transcendants (Bonté, Bien, Beauté) ne se laisse jamais saisir dans les filets grossiers de la pensée ou de quelque théorie que ce soit. On ne peut jamais être qu’en approximation avec la vérité. Toute pensée ne peut être qu’un doigt qui pointe vers elle, mais cela reste une simple direction générale. On pointe vers la vérité, on ne met pas le doigt dessus. Ce qui ne veut certainement pas dire que la vérité n’existe pas, ce qu’un Protagoras propose, lui qui ramène tout à la volonté humaine. Il est, après tout, le premier relativiste, 2000 ans avant Nietzsche.
Par ailleurs, parler de pratique n’est pas une alternative suffisante. L’action peut procéder de la vérité, et elle peut contribuer à la révéler, souvent plus que la théorie ou la pensée. Mais elle aussi est en approximation par rapport à la vérité. En clair, la vérité précède et la pensée et l’action. Elle est de l’ordre de l’être dans une équation qui pourrait se présenter comme suit: Être = Vérité = Réalité.
Comme cet autre transcendant – la beauté – la vérité ne peut jamais être définie. Tout ce qu’on peut dire de la beauté c’est qu’elle est ce qui inspire. Il en est de même pour la vérité. Elle « inspire ». Et dans le mot « inspirer », il y a le mot « esprit ». Être dans l’esprit. Voilà l’insississable vérité. On peut y habiter — de plus en plus. Mais on ne la définit pas.
Un dernier mot. Je dois dire, Vibrations, que je trouve stimulantes vos réactions et je vous en remercie.