SIDA de civilisation – les arts (2 de 4)

Yan Barcelo

 La dénonciation que j’ai fait de la musique contemporaine dans une chronique précédente vaut pour les autres arts, chacun ayant ses conditions particulières. La peinture, par exemple, est définitivement un art d’élite financière et les produits d’un Pollock ou d’un Riopelle n’auraient sans doute pas atteint à quelque notoriété que ce soit si les prix qui s’y rattachent n’étaient gonflés par tout un système de surenchère financière.

Il faut longtemps chercher une quelconque rationalité artistique pour expliquer qu’un barbouillage automatiste de Jackson Pollock (celui qui « peignait » en déversant sur une toile des gallons de peinture) s’est vendu il y a environ deux ans pour la modique somme de 147 millions $US, le plus haut prix jamais payé jusque-là pour une peinture.

Au début du XXe siècle a prévalu un étrange phénomène : les artistes ont quitté le domaine de l’expérience commune pour se réfugier soit dans la provocation de tout ce qui est petit-bourgeois, soit dans un formalisme excessif, souvent dans les deux. Chacun s’est tout-à-coup senti obligé d’inventer son idiome exclusif en réinventant à son goût le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe de son langage artistique particulier. En fait, si vous me permettez un jeu de mots, il devenait plus juste de parler désormais d’écoles autistiques que d’écoles artistiques.

En danse, les chorégraphes et leurs musiciens se sont occupés de choses qui ont l’air de moins en moins d’une danse, de plus en plus d’une série de convulsions plus ou moins organisées. Je me rappelle le manifeste d’un certain Jean-Pierre Perreault, que certains critiques saluaient comme un génie de la danse, où celui-ci disait qu’il ne se vouait plus qu’au geste de la marionnette, au mouvement cassé, brisé, déchu. Exactement le contraire de l’impulsion la plus élémentaire de la danse, qui procède de la joie, de l’exultation, de la tentative d’exprimer l’esprit libéré de la chair.

En littérature, on a eu droit aux élucubrations surréalistes, aux divagations automatistes et aux vagues à l’âme du nouveau roman. Toutefois, il faut bien souligner que la littérature est le seul art qui ait échappé dans une grande mesure aux constructions cérébrales, aléatoires, égocentriques et désincarnées de la modernité. On connaît de grands auteurs du XXe siècle dont la renommée et la stature se comparent avantageusement aux plus grands de la tradition classique. Dans le monde francophone, par exemple, on peut penser à Jean d’Ormesson et Maurice Druon, plus récemment à Éric-Emmanuel Schmitt; dans le monde anglophone, à John Fowles et Rohinton Mistry.

Il y a une raison fondamentale pour laquelle la littérature s’en tire ainsi : les auteurs, s’ils espèrent se faire comprendre du public, n’ont pas le choix d’avoir recours au langage commun. Dans tous les autres arts, on a cru pouvoir réduire la matière artistique à sa plus simple expression. Dans la musique on n’a plus fait de la musique, mais du son. En peinture, on n’a plus fait des objets ou des sujets de la nature, mais des formes et des couleurs; aujourd’hui, on en est rendu à faire des « installations ». En danse, on ne met plus en scène des humains et leur expression émotionnelle, mais des corps et leurs convulsions.

Ce qu’ont tenté de faire tous les autres arts est la même chose que ce que les auteurs les plus autistiques ont fait en littérature : on a pris les support de chaque art – mot, son, couleur, forme –  et on en a fait l’unique objet de considération. C’est ainsi qu’en littérature, on a vu certains marginaux asséner leurs lecteurs et auditeurs d’interminables onomatopées éviscérées de tout sens, et appeler ça de la poésie, du théâtre ou du roman. Évidemment, la supercherie ne peut pas fonctionner longtemps. Ça peut être amusant et même divertissant un soir – mais pas deux. La littérature, pour continuer de vivre, n’a pas eu le choix que de s’en tenir au langage commun et son discours du sens. Mais dans les autres arts, voici cent ans que la supercherie perdure.

Il est incroyable qu’en temps qu’auditeur et payeur de taxes on se soit laissé endormir et hypnotiser si longtemps par les délires subjectifs d’une bande d’adolescents turbulents, capricieux et intempestifs.

(Note aux lecteurs de cette chronique : je serai absent pour la prochaine semaine et ne pourrai répondre avant le 4 juillet aux commentaires de ceux qui voudront bien en faire. Je vous remercie de votre intérêt. – Yan Barcelo)

6 Commentaires

Classé dans Actualité, Yan Barcelo

6 réponses à “SIDA de civilisation – les arts (2 de 4)

  1. ysengrimus

    Je ne partage pas votre sévérité glaciale envers l’art moderne, mais je ne nie pas qu’il vaille la peine de faire parfois, sans complexe, de la poésie à l’ancienne.

    http://ysengrimus.wordpress.com/2009/05/15/poesie-d%E2%80%99outre-ville/

    Il y a, en fait, de la place pour un peu tout, de nos jours.

    Je distingue aussi scrupuleusement les plaisirs de l’art du marché bourgeois de l’art… Les excentricités financières autour de la bouffe chic, ostensible et décadente ne doivent en rien nous priver des joies de la gastronomie…
    Paul Laurendeau

  2. @ YB
    Ce n’est pas encore cette semaine que nous aurons une violente altercation… Voici ce que j’en disais il y a une dizaine d’années

    « … la musique concrète est une forme de bruit particulièrement désagréable, et qu’une bonne part de ce qui est accroché aux murs du Musée d’Art Contemporain est du niveau de la Période Jaune de mes enfants, c’est à dire celle où ils mouillaient encore occasionnellement leurs couches...

    http://nouvellesociete.wordpress.com/2008/03/10/12-la-culture-a-la-carte/

    Pierre JC Allard

  3. Pas mal d’accord avec vous, moi qui n’ai jamais compris que les élitistes snobinards crient au génie devant des oeuvres si peu artistiques.Et les milliardaires ignares paient des fortunes sans savoir qu’on se paye leur gueule.

  4. Il me semble très réducteur d’aborder l’art et la littérature du simple point de vue du sens ou du non-sens de la « chose ». Théodor Adorno (Critique de la culture et société), à propos de la musique de Schoenberg, montre clairement que l’art (la musique) doit être ressentie. Acheter une « oeuvre » d’art est-il un acte sensuel? Certainement un acte de possession qui craint de ne plus pouvoir ressentir s’il ne possède pas la « chose »! C’est le Swan de Proust voulant posséder, non pas Odette, mais sa pensée.
    Que doit-on donc comprendre dans cette guerre lasse entre bourgeoisie (qui est une chose construite par notre inconscient, Freud l’a démontré) et peuple (l’autre volet de la construction, illusoirement consciente). Écrire, comme peindre, est une chose (non un acte) très singulière qui, poussée à l’extrême, brise l’identité et ouvre la voie de l’expression au sujet. Il ne s’agit pas pour moi de défendre l’art contre le peuple, ou de me poser en « expert » mais plutôt de ne pas tomber dans l’éternel manichéisme qui consiste à faire les belligérants s’invectiver plutôt que se regarder et se reconnaître. Cela dit, il est vrai que le marché (instrument du capitalisme) crée les artistes. En cela, ne faut-il pas se détourner de ces leurres et chercher ailleurs un sens pluriel à l’art?
    André Meloche

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