Yan Barcelo – 10 juillet 2009
La grande victime de l’idéologie de la contemporanéité demeure l’idéal de beauté, un des trois grands transcendentaux, avec la Vérité et le Bien, sur lesquels l’Occident s’est érigé, celui de Beauté fondant les arts. Or, la beauté on l’a disséquée, déconstruite, triturée et finalement saccagée, pour en arriver finalement à dire qu’elle n’existe tout simplement pas – ce même constat s’étendant évidemment à la vérité et au bien.
Qu’on en arrive à une conclusion aussi absurde tient à une hyper-intellectualisation et une hyper-cérébralisation de tout le domaine des arts. Devant l’impossibilité de définir et de fixer définitivement la beauté – qui demeure éternellement insaisissable – on a conclu orgueilleusement qu’elle n’existe tout simplement pas. Et on s’est attaché à faire la preuve, œuvre d’art après œuvre d’art, qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une illusion.
Mais il est justement impossible de définir la beauté et d’en fixer les termes. Comme une Euridice, elle s’évanouit sitôt qu’on croit l’étreindre. Si on affirme que la beauté tient à l’harmonie et à l’équilibre des formes, par exemple, on pourra toujours montrer qu’elle peut également résider dans la dissonnance et le déséquilibre. Et même dans certaines choses que la convention définit comme étant laides on peut encore trouver de la beauté.
Pourtant, malgré notre acharnement à nier la beauté, on finit toujours par se retrouver face à certaines choses (paysages, personnes, œuvres) devant lesquelles on ne peut que s’exclamer : « C’est beau! ». Et cette petite exclamation « c’est beau! » est à la source de toute l’expérience esthétique de l’art. Devant la 7e symphonie de Beethoven, avant même de formuler quelle qu’analyse que ce soit pour en identifier la force, le dynamisme, la structure, la réaction première est cette sensation du « c’est beau! ». Il en est de même devant une toile de Corot, un roman de Hugo ou une sculpture de Rodin : « c’est beau! ».
Or, qu’est-ce que cette chose impalpable, indicible, indéfinissable, et pourtant omniprésente dans l’œuvre, qui est belle? C’est ce qui inspire. La beauté, c’est cela : ce qui inspire. Comme l’acte héroïque, comme le geste charitable, comme la pensée juste : ils inspirent. Et qu’est-ce que cette inspiration? Elle est tout aussi insaississable et indicible, mais dans l’œuvre d’art, son action provoque un arrêt, une ouverture, une suspension devant un appel vers ce qui est plus grand, plus beau, plus vivant. C’est un appel vers un plus-être.
Une des définitions les plus simples et les plus éloquentes de l’œuvre d’art tient au mot d’ordre que tentait d’appliquer Molière dans sa création théâtrale : plaire tout en instruisant. Il y a là beaucoup de sagesse et de vérité, je crois, et la formule vaut certainement pour les arts de la parole et de l’écriture. Mais la formule de Molière se transpose mal dans les arts visuels et musicaux, où une formule plus appropriée serait : « plaire tout en inspirant ».
Or, l’idée de plaire est devenue anathème dans l’art contemporain. La moindre tentative mélodique de la part d’un musicien, le moindre petit morceau figuratif du peintre, le moindre détail un brin trop accrocheur du sculpteur sont considérés par leurs pairs comme de la prostitution pure et simple.
Quant à l’inspiration, eh bien, on repassera. Devant l’œuvre d’art contemporaine, l’amateur use d’une foule d’épithètes comme l’incontournable « c’est intéressant », ou encore « c’est décapant », « c’est magistral », mais il faut faire un effort presque indécent d’imagination pour dire « c’est beau ». Et pour cause : l’œuvre d’art contemporaine est trop souvent une production désincarnée et cérébrale qui se présente le plus souvent comme l’illustration plutôt mécanique et naïve d’une idée. L’art traditionnel, pour sa part, prenait aussi son point de départ dans une idée, mais il s’occupait de l’incarner, pas simplement de l’illustrer.
La notion d’inspiration est centrale à tout le domaine de l’art et, comme la beauté, elle a en a été évacuée. On méprend « être inspiré » et « avoir une idée ». Des idées, il ne fait pas de doute que l’artiste contemporain en a plein, le plus souvent de petites idées pas particulièrement originales dont il nous fait une illustration tellement naïve qu’elle en est navrante. Mais où est l’inspiration, ce souffle qui soulève l’artiste, l’entraîne malgré lui dans son acte créateur et se transmet de façon quasi-irrépressible au spectateur (un spectateur ouvert et accueillant, il va sans dire)? Je dois dire que je n’en ai jamais perçu la présence dans une œuvre contemporaine. Dans la plupart des cas, ce qu’on reçoit comme spectateur ou auditeur est un assemblage construit, fabriqué, très-très « songé », qui ne nous fait communier à rien, ne transmet aucun « enthousiasme ». De plus, c’est insupportablement « plate ». À la rigueur, on pourrait reconnaître à l’artiste qu’il a été inspiré, mais les moyens qu’il utilise pour communiquer cette inspiration, loin de la dévoiler, la masquent plutôt. Et qu’en est-il de l’inspiration que l’œuvre pourrait susciter chez le spectateur? Rien.
(Note aux lecteurs de cette chronique : je serai absent pour les trois prochaines semaines et ne pourrai répondre avant le 27 juillet aux commentaires de ceux qui voudront bien en faire. Je vous remercie de votre intérêt. – Yan Barcelo)