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SIDA de civilisation – l’économie 2 / 5

Yan Barcelo, 8 août 2009

Il ne faut pas se leurrer, le mantra de la « valeur aux actionnaires » veut dire quelque chose de simple, élémentaire, bête et méchante : faire monter le prix de l’action en Bourse. Cette proposition mène ensuite à deux conséquences : 1) on en met le plus possible dans les poches des actionnaires, question de les tenir tranquilles; 2) on en met autant, sinon plus, dans les poches des gestionnaires, dont les modèles de rémunération contiennent maintenant des quantités astronomiques d’options et de formules de bonis. Évidemment, la deuxième conséquence en est venue à primer sur tout.

Or, s’il y a une chose que le mantra de la « valeur aux actionnaires » ne produit pas, c’est bien de la valeur. Et il n’en produit pour personne. Il produit surtout de la destruction, que ce soit pour les entreprises, pour les actionnaires, pour les travailleurs et pour la société. Je vais procéder à en faire quelques démonstrations.

La première nous conduit au chevet de Nortel Networks. Qui ne se rappelle pas que Nortel était le joyau de la couronne de l’industrie et des technologies au Canada dans les années 1970 et 1980? La compagnie, qui avait réussi le tour de force de concevoir le premier commutateur téléphonique entièrement numérique en 1976, a réussi à partir de ce moment à se tailler un marché de premier choix, réussissant en une dizaine d’années à rivaliser avec les géants de la planète, qu’il s’agisse d’AT&T, de Lucent, de France Telecom, de Siemens et de NTT. Ses produits étaient sans égal et elle a contribué au monde des télécommunications des avancées de la plus haute valeur.

Pour s’en convaincre, il suffit de penser qu’à la fin des années 1990, les plus puissants commutateurs optiques de Nortel permettaient de transmettre de façon bidirectionnelle quelque 100 000 conversations téléphoniques et échanges de données à des débits atteignant le térabit/seconde. Tout cela sur une seule fibre optique de la taille d’un cheveu humain. À titre de comparaison historique, un des premiers câbles de communication téléphonique installé entre Londres et New York (via Terre-Neuve) en 1869 permettait tout au plus une demi-douzaine de conversations simultanées. Ce cable était fait de cuivre et avait un diamètre équvalent au tour de taille d’un homme normal. Contemplons un moment les gains scientifiques et techniques prodigieux réalisés en 140 ans. Pour effectuer autant de communications sur un câble de cuivre de l’époque qu’on en réalise aujourd’hui sur une seule fibre optique, nous n’aurions pas assez de cuivre sur cette planète.

Bref, Nortel apportait beaucoup de valeur dans l’arène économique du Canada et du monde.

Puis, en 1989, l’entreprise s’est mise à dériver. Elle a eu le malheur d’embaucher à la présidence Paul Stern – très fier de se coiffer du titre de Doctor Stern! Cet individu ne se souciait guère d’apporter de la valeur à la communauté humaine. Il n’en avait que pour lui-même et pour sa carrière. Ses actions prioritaires visaient à se donner à lui-même un maximum de valeur, Nortel n’étant qu’un barreau de plus dans l’échelle de sa carrière. Stern a d’ailleurs écrit un livre où, loin de tenter de masquer une profession de foi aussi narcissique, il la claironnait en toutes lettres. Stern s’est avéré un expert dans deux domaines : couper les coûts, gonfler le prix en Bourse. Il n’a réussi qu’à gonfler les déficits et à aliéner les principaux clients de Nortel.

Ont succédé à Stern Jean Monty et John Roth. Avec le deuxième, l’impératif du shareholder value a pris des proportions obscènes. Dans une enquête journalistique que j’ai menée auprès d’anciens hauts responsables de Nortel qui avaient frayé aux côtés de Roth, on m’a confié que toutes les actions étaient bonnes pour faire gonfler le prix de l’entreprise en Bourse. Les décisions n’étaient pas prises dans le but premier d’accroître la capacité technologique de l’entreprise ou de solidifier ses marchés, mais d’impressionner les marchés financiers pour faire bouger le titre. Si on achetait une compagnie, si on lançait un nouveau produit, si on vendait un actif, le but premier n’était jamais la raison d’affaire fondamentale qu’on évoquait, mais pour mousser le glamour médiatique et faire gonfler le titre.

Avec un tel crédo pervers, Nortel en est rapidement venue à perdre son leadership technologique, à rapporter comme un revenu actuel les revenus futurs de contrats hypothétiques, amplifiant artificiellement ses profits projetés, à frelater ses livres comptables. Puis, la bulle spéculative des titres technologiques en 2000 a éclaté et Nortel a sombré comme une roche. Le titre, plus soutenu par aucune valeur réelle, a dégringolé de 124$ à moins de 1$. Aujourd’hui encore, le titre se languit autour des mêmes bas-fonds et la compagnie n’a jamais cessé, depuis 2000, de flirter avec la faillite.

C’est une tragi-comique histoire, dans laquelle des dizaines de milliers d’employés ont perdu leur emploi, des centaines de milliers d’investisseurs se sont fait flouer et où le Québec et le Canada ont perdu leur principal leader technologique. Malheureusement, cette logique pervertie du shareholder value n’était pas réservée à Nortel. Loin s’en faut! Des milliers et des milliers d’entreprises y on souscrit, d’Enron à Worlcom en passant par Adelphia, GE, GM et un nombre incalculable de firmes qui ont coulé dans la tempête boursière de 2000.

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