Yan Barcelo, 10 octobre 2009
(Je poursuis dans cette chronique sur une série d’éléments cruciaux dont j’ai commencé de traiter dans les deux précédentes, éléments qui reposent à la racine de la destruction financière et économique en cours et qui composent notre SIDA économique.)
Malheureusement, notre SIDA culturel et économique fait en sorte qu’il nous manque de plus en plus les outils intellectuels et la volonté d’affronter les faits de façon à tuer dans l’œuf les fantasmes et toutes les vues de l’esprit qui ont envahi notre façon de penser l’économie, les affaires et la finance. Nous en payons maintenant le prix, très concrètement, avec la crise financière d’abord, suivie de la crise économique, dont il n’est pas certain que nous verrons sitôt la fin, et avec le transfert massif de trillions de dollars vers les banques, transfert par lequel les gouvernements ont récompensé ces dernières pour leur cupidité abyssale.
Mais le prix ultime qu’on paye pour notre perte de tout sens des réalités économiques est moins visible et il faut creuser un peu plus pour en découvrir les pleines proportions. Ce prix, il tient à un saccage de notre capital… humain.
Je me rappelle une conversation au début des années 1990 avec un haut responsable de Hewlett-Packard, une des compagnies technologiques dont l’enracinement dans de solides vertus d’ingénierie en faisait une des compagnies américaines les plus exemplaires. Cet homme me rapportait que HP était obligée désormais de construire en Asie, notamment à Taiwan, toutes ses usines de fabrication de puces informatiques. Pourquoi? Tout simplement parce que la compagnie était incapable de trouver aux Etats-Unis les personnes dotées des connaissances nécessaires pour mettre en place de telles unités de fabrication qui exigeaient, déjà à ce moment-là, des investissements d’au moins un milliards de dollars. Pire encore, il était peu probable que la compagnie trouve aux Etats-Unis le personnel doté des qualités de précision et d’attention requises pour opérer une telle usine.
Nous ne parlons pas ici d’un secteur industriel de second ordre, mais d’un des fleurons de pointe dont le génie américain avait toutes les raisons de s’enorgueillir. Or, il ne reste plus une seule usine de fabrication de chips en Amérique du Nord. Vous lisez bien : plus une! Pardon : il en reste une, mais c’est la seule, l’usine d’IBM à Bromont. Tout le reste a été transféré et délocalisé vers l’Asie, en même temps que la fabrication de matelas, de valves, de divans, de pianos, de commodes, d’écrous… bref de tout ce qui compose les produits de notre consommation quotidienne.
NOUS SAVONS DE MOINS EN MOINS FAIRE. Bientôt, nous ne le saurons plus du tout. Le Québec et le Canada étaient jusqu’ici moins engagés sur cette pente glissante de la désindustrialisation que son voisin américain, mais la crise économique est en train de nous mettre à niveau. Le saccage est de plus en plus exhaustif.
Or, une foule d’économistes et de chantres de l’ère post-industrielle nous serinent depuis des décennies que ce glissement inexorable vers la désindustrialisation n’est en rien dommageable. Il est dans la logique des choses et, pour tout dire, souhaitable. Nos économies, disent-ils, se spécialisent dans les services et leur valeur ajoutée. C’est ici qu’on pense le design des produits fabriqués par une main d’œuvre bon marché asiatique. C’est ici qu’on fait la R&D de ces même produits. C’est ici que sont les bureaux d’ingénieurs, de comptables, d’avocats, de financiers qui desservent les entreprises vouées à cette fabrication à l’étranger.
C’est oublier une simple réalité qui prévaut au niveau du « plancher des vaches ». Tous ces services exaltés dont on s’enorgueillit accusent une forte tendance à se déplacer vers les centres de production qu’ils… desservent. Un exemple entre mille : le designer d’un nouveau produit ne fait pas que dessiner de belles lignes élégantes pour séduire le consommateur. Son design impose qu’il conçoive son produit pour simplifie les processus de fabrication et en abaisse le coût de revient au minimum. Un tel travail s’effectue en intimité étroite avec le plancher de fabrication et impose la présence sur place. C’est dire qu’à terme, ce n’est plus à New York, Los Angeles ou Toronto que ce designer va travailler, mais à Pékin. Le même constat vaut pour l’ingénieur, le comptable, l’avocat et tous les autres professionnels; ils doivent de plus en plus essaimer autour du lieu où les choses se font.
Il est éloquent que les pays d’Occident redécouvrent les vertus de la fabrication, à commencer par l’Angleterre, le pays où la désindustrialisation a sévit le plus cruellement au cours des 50 dernières années. Ce pays était un centre manufacturier majeur jusqu’aux années 60. Son nom était associé aux meilleurs systèmes audio-vidéo, aux meilleurs moteurs, aux meilleures firmes d’ingénierie. Il ne reste pratiquement plus rien de tout cela. Il ne reste que la City, ce centre financier hypertrophié à Londres qui sévit comme un chancre sur l’économie britannique, d’abord, l’économie mondiale ensuite. Si toutes les manœuvres et manipulations financières se déplacent vers Tokyo, Hong Kong et Shanghai, comme elles le font de plus en plus, il ne restera plus rien au pays d’Élizabeth II. C’est pourquoi le gouvernement britannique a pondu vers 2005 un volumineux rapport appelant urgemment à la réindustrialisation du pays. Mais ce n’est pas évident d’y parvenir après qu’on a tout laissé partir ailleurs.
Or, un spécialiste du milieu manufacturier me disait récemment qu’on a perdu de vue la grande fertilité économique de l’activité industrielle. Un dollar investi dans le domaine manufacturier, me disait-il, génère jusqu’à 7$ dans l’économie réelle en retombées diverses. Le même investissement en services, pour sa part, n’en génère que 2$. Et on parle là des activités en services « nobles » (chercheurs, comptables, ingénieurs, etc.), ceux-là qui sont appelés à se déplacer vers les grands centres manufacturiers asiatiques. On ne parle pas des emplois de services plus « communs » : cuistots chez Macdonald’s, employés de la construction, cuisiniers et serveurs, infirmières, etc. Ces emplois, peut-on supposer, ne génèrent qu’une fraction du 2$ de retombées typiques du secteur.
Quand nos économies nord-américaines auront définitivement opéré l’ablation de leurs mains et de tout le savoir-faire lié à la transformation matérielle du monde, nous resterons avec tous nos représentants de vente, nos éboueurs, nos massothérapeutes et nos programmeurs de jeux vidéo. Les activités liées à la crème des services aura migré vers l’Orient.
Dans nos collèges et universités, nous assistons à une lente et inexorable chute des candidats dans les disciplines qui ont fait la prospérité de nos économies : ingénieurs, informaticiens, biologistes, gestionnaires de production. Vers quoi se dirigent nos jeunes? En premier lieu, tout le secteur des arts et des médias, et leur glamour factice, exerce un attrait irrésistible. On pourrait croire que tout le monde veut être vedette de Star Académie. À quoi faut-il s’attendre de jeunes à qui on n’a jamais appris à affronter la froide réalité d’un problème mathématique et qu’on encourageait toujours à « exprimer son vécu » dans des cours d’expression littéraire ou artistique. Et quand un jeune s’achemine vers des secteurs économiquement « productifs », il choisit plus souvent qu’autrement des disciplines « faciles », comme les communications, les arts graphiques et les sciences humaines, ou des disciplines « rentables » comme le marketing ou les finances. Tout le secteur des métiers, c’est bien connu, souffre d’une indigence et d’une négligence systématiques. Des candidats à Star Académie, on les compte par centaines, mais essayez, pour voir, de trouver en usine un technicien en ventilation ou en entretien mécanique!
Bref, on donne dans la manipulation de symboles et la fabrication de virtuel. L’appauvrissement réel de notre économie il est là : dans ces cohortes de jeunes qu’on oriente depuis des décennies vers le virtuel et ses fantasmes; aussi, vers les métiers où on peut « faire vite une piastre ». Et c’est ici que se boucle la boucle avec notre propos de la virtualisation de l’économie. Tout au long des années 1980 et 1990, vers quels emplois se sont orientés les plus brillants et les plus doués ne nos jeunes? Vers les sciences? Vers les techniques? Vers l’ingénierie? Vers l’enseignement? Non-non. Vers la finance et tous ses pièges virtuels, leurs cohortes remplissant les officines financières de Wall Street, de Bay Street et des corporations multinationales. Voyez aujourd’hui la solidité des échafaudages de chimères financières qu’ils ont construits.