Yan Barcelo, 24 octobre 2009
Quels sont certains résultats invisibles, et pourtant omniprésents, de l’érosion subie par la famille ? Tout d’abord, les parents ne sont pas les éducateurs premiers de leurs enfants. Ce n’est pas pour dire que leur impact éducatif est nul, mais il est certainement minimisé, pour ne pas dire marginalisée. Et il est partagé avec nombre d’autres sources discordantes, souvent même contradictoires. Suite à l’afflux des divorces et séparations, on se retrouve avec un nombre démesuré de familles monoparentales dont les conditions sont indigentes, ce qui entraîne nombre de problèmes d’apprentissage chez les enfants, et plus tard, de délinquance.
Et à un niveau fondamental, quels sont certains apprentissages que les jeunes ont absorbé ? En premier lieu, ils ont appris qu’il ne faut surtout pas s’engager dans des relations. Dans l’expérience de la séparation de leurs parents, ou des parents de leurs amis, un lien fondamental de confiance à l’endroit de l’autre a été abîmé. Ils ont appris que la relation de couple est une zone explosive et il est impératif de se garder des portes de sortie.
C’est ainsi qu’on se retrouve aujourd’hui avec des foules de jeunes couples « accotés » qui ne veulent surtout pas prendre d’engagements fermes l’un à l’endroit de l’autre. La situation est ironique : ils se retrouvent quand même avec tous les atours d’un mariage (enfants et biens en commun), mais sans la dimension spirituelle du mariage, terrain d’apprentissage de la fidélité, de la loyauté et de l’amour à travers toutes les vicissitudes de la vie.
Bien sûr, cette réticence à s’engager au plan affectif se répercute sur l’ensemble des relations humaines. Je suis étonné de constater combien de jeunes manquent de parole et n’ont aucun souci de donner suite à leurs engagements. Pourtant, la parole donnée est un des ciments de base des transactions sociales.
Une autre « leçon » que les jeunes ont absorbée est l’impératif de la gratification instantanée. Autrefois, un des postulats de base de l’éducation était d’apprendre à différer la gratification de façon à obtenir plus tard un bien supérieur. C’était une composante essentielle de ce qu’on appelait la « formation du caractère ». Combien de choses n’ont-elles pas démoli ce postulat de base. Tout d’abord, notre héritage intellectuel a remis en question la notion même d’un bien supérieur. Le bien a été télescopé dans le plaisir, plaisir où toutes les formes de gratification sont devenues à peu près équivalentes.
Ensuite, les parents, tous deux absorbés par carrière et travail, n’avaient ni le temps ni l’inclinaison de faire cette éducation du caractère. Chose certaine, ils avaient plus d’argent à leur disposition et, habitués eux-mêmes à se payer rapidement leurs propres gratifications, ils n’étaient pas disposés à les refuser à leur progéniture. En fait, ils se seraient sentis coupables de leur refuser.
Et ici intervient une des dynamiques les plus vicieuses des couples séparés et reconstitués. Chacun, père ou mère, se sent vaguement coupable, comme résultat de la séparation, d’avoir en même temps laissé son enfant. Que fait-il alors ? Il tente de se gagner l’affection de ce dernier, et comment mieux y réussir qu’en agréant à ses demandes et caprices. Le processus est évidemment inconscient – et très fort. Ajoutez à cela le fait que l’enfant se retrouve avec une deuxième mère ou un deuxième père, qui contribue à son tour aux mécanismes de la gratification instantanée.
Et ajoutez encore le fait que junior n’est pas du tout innocent dans cette équation : il veut que maman ou papa lui paye ou lui donne la permission pour ce dont il a envie. Forcément. Alors, il est devenu virtuose de la manipulation, jouant un parent contre l’autre, pour en tirer ce qu’il veut. Quel est le résultat de cette dynamique ? Le règne de l’enfant-roi, un des phénomènes les plus marquants de notre société ; l’enfant capricieux, exigeant, mal instruit, sans grâces sociales, portant perpétuellement la couche aux fesses (le vêtement de tant de garçons en fait foi !), rêvant de devenir célèbre et riche, mais sans contribution à la société. Et, donnée fondamentale de sa personne, faible.
Des signes de cette faiblesse ? Ils abondent. J’en ai déjà nommés quelques-uns : manque de parole, réticence à l’endroit de tout engagement. Mais par-dessus tout, une incapacité grave d’endurer l’adversité, la contrariété et la simple et inévitable difficulté de la vie. Le recours aux drogues de toutes sortes, médicales et illégales, en est le plus flagrant indice. J’ai reçu il y a peu le témoignage accablant d’une jeune fille dans la fin de la vingtaine : elle-même et toutes ses amies ingurgitaient régulièrement un cocktail varié de psycho-stimulants ou de psycho-dépresseurs.
Toutes manifestaient l’incapacité chronique et l’absence de force intérieure pour traiter avec toutes les pressions qui les assaillent : travail, relations amoureuses, impératifs esthétiques. Leur éducation sentimentale est pratiquement nulle : elles ne savent pas comment faire le tri dans leurs sentiments, ne savent pas comment fixer leurs priorités et, si elles s’en fixent, n’ont aucune volonté pour s’y tenir. Et pour s’évader de leur désarroi, que font-elles ? Elles prennent des pilules.
Du côté des garçons, les syndromes sont différents, mais tout aussi aberrants : par-dessus tout, ils sont accros d’une chose ou d’une autre (surtout les jeux vidéo et le sport) et incapables d’entrer en relation responsable avec les filles – qui en sont affamé.
Et rien ne laisse croire que les choses vont s’améliorer. Déjà, des cohortes d’enfants-rois, maintenant dans leur vingtaine et leur jeune trentaine, ont accédé aux échelons inférieurs des organisations et de la vie sociale. Et d’autres cohortes sont en chemin dans les écoles et collèges dont le profil n’est guère encourageant. Je connais dans mon entourage cinq professeurs de niveau primaire ou secondaire et tous me décrivent une situation éprouvante. Une enseignante au primaire depuis plus de trente ans m’a dit cette parole terrible : « Je n’ai pas hâte qu’on soit tous vieux et qu’on ait à dépendre des jeunes à qui j’enseigne. »