On se met en société pour travailler ensemble. C’est la division du travail qui permet la spécialisation, laquelle permet la complémentarité qui est la voie de l’enrichissement. Mais à cette production ensemble correspond nécessairement une consommation ensemble. C’est parce qu’on est des millions ensemble pour justifier qu’il soit formé et qu’il exerce son travail, qu’on a l’oncologue ou le cardiologue qui sera là pour sauver des vies, même si une seule personne sur 10 000 aura besoin de ses services.
Des faisceaux multiples de convergence doivent interagir pour que se maintienne une société complexe. Une multitude de besoins similaires doivent coexister et exiger d’être satisfaits en commun pour que soit mis en place un système de santé ou d’éducation, pour que soient construits un aqueduc, un réseau d’irrigation, voire de simples routes. Les Sumériens l’ont fait. Ils se sont organisés et ont bâti des villes. Ils se sont « civilisés ».
Aqueduc et routes étaient choses du Roi, mais ce sont tous les citoyens qui les utilisaient. Quiconque a le pouvoir dans une société peut juger indispensable, à tort ou à raison, que certains services soient rendus à tous et que certains biens ou infrastructures, physiques ou organisationnelles, soient en disponibilité permanente, afin que tout le monde y ait accès en tout temps et que chacun, même si l’usage qu’il en fait est intermittent, puisse à sa discrétion ou à son tour venir en tirer avantage.
Pour parvenir à cette utilisation partagée, il apparaît avantageux pour la collectivité que la propriété de certains équipements demeure commune à tous les citoyens et que ce soit l’État ou ce qui en tient lieu qui assume la responsabilité d’en gérer l’utilisation. Tôt dans l’Histoire est apparue la notion d’un patrimoine collectif qui sert à tout le monde et le même concept est toujours là.
Il y va parfois de l’intérêt de chacun et de la collectivité de maintenir en « indivis collectif » des biens et services dont on tire un usage commun et il n’y a souvent pas d’alternative raisonnable à cette solution de propriété collective.
Ce patrimoine collectif est très coûteux et il faut en amortir l’investissement comme en payer l’entretien. On peut le faire en prélevant un impôt sur tous ou en exigeant un droit pour son usage ponctuel. Quel que soit le procédé qu’on privilégie pour des raisons philosophiques de justice commutative et distributive, quel que soit le nombre d’intermédiaires salariés ou d’entrepreneurs qui interviennent, il restera toujours une ressource et/ou un équipement résiduel qui demeurera de fait sinon en droit à usage commun.
Il n’est simplement pas rentable d’établir un péage et un octroi sur chaque bout de trottoir et l’incommodité devient insupportable. On va donc rendre consenti ce qui est inévitable et tenter d’optimiser le patrimoine collectif. À défaut de taxer, l’État va interdire qu’on extorque et encourager la croissance d’un patrimoine collectif qui peut devenir l’occasion d’une péréquation indirecte, abord par omission, puis de façon proactive.
Le rivage de la mer est à tous, puis certains pâturages. Un droit de passage si le hasard des legs vous a laissé en héritage un champ qui n’a pas d’accès au Chemin du Roy… puis la seule route carrossable du village qu’on laissera emprunter à tout le monde, même si elle a été pavée grâce à l’argent des seuls notables.
La péréquation indirecte résulte tout naturellement de la gestion par l’État des services produits par ce patrimoine collectif, quand l’usage qu’en fait chacun ne correspond pas à la part du coût qui lui en est attribué. C’est presque toujours le cas dans un État moderne, quand le service est gratuit ou vendu à perte, puisque ses frais initiaux de mise en place et ses frais récurrents d’entretien seront supportés par les contribuables. Ils le seront selon les normes d’une fiscalité généralement progressive, chacun y contribuant plus ou moins selon sa richesse, alors que l’utilisation qui sera faite de ces services n’obéira pas à ce critère.
Il y a péréquation indirecte, quand l’on distribue à tous, ou à plusieurs, ce qui au départ semble n’appartenir qu’à un seul ou à quelques-uns. Quand, par exemple, tout le clan est invité à venir bouffer autour du feu les sangliers qu’a chassés Obelix. Idem, en notre temps, dans un ménage à revenu unique où tous consomment ce qu’un seul a gagné. Ibidem dans une société où environ 50% du revenu global de la société est perçu inégalement des contribuables et remis à l’État… qui le dépense en services gratuits offerts à 100% de la population.
Quand on voit les écarts énormes de revenu entre riches et pauvres, dans une société occidentale socialement responsable, il faut se souvenir de cette moitié de la richesse qui est prélevée au départ puis affectée à des services gratuites pour tous, investie dans des routes, des hôpitaux, des écoles, des infrastructures pour la téléphonie, la télévision et l’internet et pour prendre aussi en charge les services de santé et l’éducation, offrir la protection d’une armée et d’une police, la garantie d’une justice civile et pénale… et toute la gamme des services gouvernementaux.
Si être pauvre en France ou au Canada n’a pas la même signification qu’être pauvre en Haïti ou au Mali, c’est parce que les société développées ne se sont pas contentées de hausser les salaires et de mettre en place des structures d’assistanat direct, mais ont poursuivi le nivellement des niveaux de vie des citoyens par une action omniprésente de péréquation indirecte. C’est de loin la plus importante. LA MOITIE DU REVENU GLOBAL EST DÉPENSÉ ÉGALEMENT POUR TOUT LE MONDE.
Alors, on râle, mais merci, tout de même, hein, voisin… pour le trottoir…
Pierre JC Allard