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Pourquoi Freud ne reste pas dans sa tombe

Yan Barcelo – 14 mai 2010
Pour un nombre croissant de gens, la fabrication théorique freudienne est si évidente, qu’on se demande comment les idées de ce pitre intellectuel peuvent encore avoir cours.
Une remise en contexte pourra aider à saisir la dynamique particulière qui a permis à la psychanalyse de triompher. Cette discipline fait partie, à mon sens, des quatre grandes offensives intellectuelles qui ont ébranlé l’Occident au cours des deux derniers siècles. Et chacun de ces ébranlements a eu en son cœur un concept équivalent « d’inconscient ».
Dans l’ordre historique, on a eu en premier lieu la théorie économique d’Adam Smith qui proposait la loi de « la main invisible du marché », celle-ci opérant comme un « inconscient » social pour coordonner harmonieusement toutes les instances du marché.
Rapidement après cela, on a eu droit à la vision de Karl Marx qui voyait les lois d’airain de la production comme le déterminant « inconscient » de toute la superstructure sociale, politique et culturelle.
Troisièmement, tout au long du 19e siècle s’est mis en place le matérialisme scientifique qui, dans le darwinisme et son incarnation la plus récente de la sociobiologie, met de l’avant l’idée que le monde du vivant, dont celui de l’humain, est réglé par le vaste mécanisme « inconscient » d’une évolution aveugle et aléatoire.
Enfin, le quatrième ébranlement nous vient du freudisme et sa théorie d’un inconscient à toute fin inaccessible qui, comme un maître de jeu hors scène, règle les agissements de l’humain à son insu.
Ces différentes perspectives d’un vaste inconscient, tant cosmique que social et personnel, se sont combinées tout au long des deux derniers siècles pour jeter le doute et le soupçon sur tout l’héritage de l’Occident et ses concepts majeurs de Raison, de Vérité, de Volonté. En se mêlant au profond mouvement du romantisme naissant, cet ébranlement fondamental de l’Inconscient a gagné en force au fur et à mesure qu’une grande faction de l’élite intellectuelle se servait des outils de l’arsenal de « l’inconscient » (économique, social, physique ou personnel) pour remettre en question l’hypocrisie de la société occidentale, hypocrisie perçue à tous les niveaux : morale sociale déguisant une féroce répression sexuelle, morale religieuse fondant un impérialisme des consciences, morale économique masquant le colonialisme sanguinaire de la bourgeoisie.
Toutefois, la plus pernicieuse de ces théories de l’inconscient demeure celle de Freud. Il faut cependant y ajouter quelques éléments majeurs. En premier lieu, l’inconscient de Freud est le siège des pulsions et des instincts qui réclament coûte que coûte leur satisfaction. Nous sommes ici dans une vision non seulement mécaniste et primitiviste de l’humain, mais surtout pessimiste. Ce pessimisme trouve sa pleine expression chez Freud dans son livre Malaise dans la civilisation où il voit la civilisation comme un mince vernis, essentiellement factice et qui tient des voies détournées de la sublimation, pour couvrir une machinerie de pulsions égoïstes et meurtrières.
Et cette vision pour les grands ensembles que sont les civilisations tient pour les individus. La vision fondamentale de l’humain chez Freud est celle d’une bête obsédée par le besoin d’assouvir ses pulsions, et tout ce qu’on pourrait croire qui relève d’aspirations supérieures (altruisme, idéal artistique, solidarité humaine, etc.) tient à un jeu savant de compensations et de sublimations qui ne font qu’en marquer l’artificialité.
Freud n’a pas emprunté la voie du « bon sauvage », mais sa conception de la vie ouvrait la porte toute grande à la vision romantique d’une sorte de « paradis perdu » enfoui dans les replis de l’être, un paradis que nous avons perdu sous le poids écrasant de la « civilisation ». Et il était inévitable que le mythe du « bon sauvage » s’immisce dans cette image pessimiste, mythe qui a imprégné les premières aventures de l’anthropologie culturelle où Margaret Mead, par exemple, découvrait qu’avant l’avènement de la civilisation industrielle à Samoa, l’habitant de ces contrées était foncièrement un « primitif » heureux vivant une existence en harmonie avec la nature. En quelque sorte, l’inconscient originel de l’Occident était ce « bon sauvage » enterré sous le béton et le bitume.
Les formes dans lesquelles cet amalgame du pessimisme bestial de Freud et de la mythologie du « bon saugave » s’est par la suite incarné sont innombrables, notamment dans le domaine des arts. Cet amalgame s’est épanoui comme autant de fleurs sur un tas de fumier dans les surréalismes, les automatismes et les mouvements aléatoires de toutes sortes.
Mais c’est dans notre façon de penser l’interaction humaine que le freudisme – et sa déviation romantique – a été le plus pernicieux. Dans notre compréhension de l’humain – il serait plus juste de dire dans notre incompréhension de l’humain – le freudisme a donné jour à une attitude de fond qui est encore incrustée partout : la non-responsabilité et l’idéologie de la victime. Ces attitudes sont prévalentes, pour commencer, dans la démarche psychanalytique elle-même. Dans cet acte masturbatoire interminable, le patient trouve les meilleures raisons du monde de perpétuer son petit moi égocentrique et détestable. Après tout, c’est pas ma faute si maman m’aimait pas et si papa me réprimait.
En pédagogie, le massacre freudien est incommensurable. La logique fondamentale, ici, est simple : puisque la culture est un vernis gagné au prix de la répression et que ce vernis est un mécanisme de destruction du plaisir, visons « l’authenticité ». Et comment atteindre cette authenticité : en évitant toute répression. Le bonheur et l’accomplissement tiennent à l’éclosion spontanée du « bon sauvage » qui se cache au fond de l’inconscient pur et sans tache de tout individu. Ergo : nous avons mis au point une pédagogie de la complaisance et de la facilité où le premier impératif n’est pas d’acquérir les outils de la survie et de se mesurer aux exigences du réel, mais tout bêtement de s’exprimer.
Là où le freudisme a gagné du galon, c’est dans un autre amalgame qui s’est fait avec le marxisme, par exemple dans les théories d’un Eric Fromm. Alors là, nous avons vu éclore tout le discours et toutes les revendications des « victimes » de la société et du « système ». Nous avons donné d’avance l’absolution au malfaiteur et au criminel parce que, après tout, ce n’était pas sa faute si, victime de maman-papa-milieu social, il tapait à son tour sur son voisin. Et pour sauver les malfaiteurs d’eux-mêmes nous avons mis en place un vaste système de réhabilitation qui fonctionne très peu parce que la vision qui l’anime est que le crime est un trouble « psychologique », non pas un dérèglement moral.
Nous avons également mis en place des systèmes d’aide sociale qui, entre autres effets pervers, ont créé des générations entières d’enfants élevés dans une famille monoparentale dont le père s’est enfui. Et pour cause : puisque le bien-être social allait s’occuper de ma femme et de mes enfants, pas besoin pour le père de prendre ses responsabilités.
Voilà certaines des séquelles que nous a légué le freudisme et avec lesquelles nous vivons encore quotidiennement. Décidément, Freud n’est pas mort – et il n’a nullement l’intention de mourir, semble-t-il.
Une dernière note : certains jugeront que mes propos sont trop intransigeants et appellent la remise à l’honneur de régimes répressifs pour les étudiants, des pauvres et les prisonniers – entre autres. Un régime répressif? Certainement pas. Mais une remise des pendules à l’heure s’impose. Il faut certainement préserver le sens du plaisir dans l’acte d’apprentissage, mais il ne faut pas que cela se fasse en sacrifiant le sens plus crucial encore du réel et de ses exigences. Et il est certain qu’il faut aider les plus démunis, mais il faut le faire dans une perspective qui propose d’aider seulement ceux qui veulent s’aider. Quant aux bagnards, qu’il en coûte plus de 70,000$ par année pour entretenir des criminels dans le régime carcéral alors qu’un étudiant universitaire n’en coûte que 25 000$ – un tel système est une aberration.

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