Yan Barcelo
10 juillet 2010
Un fait crucial et fondamental ressort au fur et à mesure qu’un individu approfondit sa réflexion sur sa vie terrestre : nous ne savons pas si cette vie a une finalité, si elle a un sens. Nous ne savons pas non plus si elle n’en a pas? Comme le disaient les penseurs du christianisme : les voies et les desseins de Dieu nous sont cachés. Mais même cette proposition était trop entreprenante, car elle prend pour acquis trois choses : l’existence de Dieu; que Dieu a insufflé un sens à sa création; que ce sens nous concerne.
Or, après deux siècles de tribulations de toutes sortes dans le domaine intellectuel et moral, après le saccage des certitudes religieuses, après tous les nihilismes et les « absurdismes » de tout acabit, nous sommes plus que jamais aveugles face à notre destin humain. Plusieurs concluent sans hésitation que la vie n’a aucun sens – aucun! Qu’elle se résume à manger, boire, se battre, faire l’amour, et autres turpitudes, et c’est tout. Bien sûr, ces adeptes du « non-sens » peuvent prétendre qu’ils savent, eux, d’autant plus que le spectacle désolant de la violence et de la cruauté humaine leur donne raison.
Mais ils se trompent. Pas plus que l’homme religieux, pas plus que le poète, pas plus que le philosophe, ils ne savent si la vie humaine est infusée de sens ou en est dénuée. Pour une raison très simple : parce qu’il y a la mort. Et je ne parle pas de la Mort avec un grand « M », cette mort générique des romans, du cinéma et des journaux qui n’arrive qu’aux autres. Non-non, c’est la mort personnelle dont il s’agit. De cette possibilité toujours présente qui menace de mettre fin à ma vie, que ce soit dans 10 minutes ou dans 10 ans.
Cette éventualité omniprésente, le philosophe Martin Heidegger l’appelait « l’être-pour-la-mort », un terme plutôt malvenu, mais dont le sens est quand même très porteur. Car, c’est par cette finitude radicale, disait Heidegger, que l’homme peut accéder à l’authenticité.
Or, qu’est-ce que cette authenticité nous révèle? Elle nous rend totalement candide face à la simple réalité que nous ne savons rien du sens de la vie, que nous ne savons ni si la vie a un sens, ni si elle n’en a pas. Bien sûr, on peut prétendre tout le contraire et proclamer un sens ultime à la vie en se réclamant, par exemple, de l’autorité d’un quelconque livre saint; ou proclamer le non-sens ultime de la vie en se réclamant de l’autorité de la science matérialiste. Mais de telles prétentions, pour légitimes qu’elles soient, sont invérifiables.
Mais le moment d’authenticité de « l’être-pour-la-mort » nous amène également à une autre observation : la question du sens est irrépressible chez l’humain. Elle est comme un fantôme – ce que j’appelle le fantôme métaphysique – qui nous hante sans cesse et qui fait en sorte qu’on se retrouve souvent avec un fanatisme aussi forcené chez le « croyant » que chez « l’incroyant ». Ce dernier se sent obligé d’affirmer le non-sens, ou tout au moins un sens particulier de la vie, autant que l’autre se sent obligé d’affirmer le sens de sa « foi ». Parce que le sens, le besoin de donner un sens qu’on construit soi-même ou le besoin de trouver un sens objectif qui est déjà donné à la conscience, est comme un fantôme qui nous hante : on peut l’ignorer, mais on ne peut pas le chasser.
Mais tant le « croyant » que « l’incroyant » est obligé, en toute authenticité, de reconnaître que, face au sens ou au non-sens de la vie, il ne « sait » pas. Les positions de l’un et de l’autre sont des hypothèses, mais ni l’un ni l’autre ne peut s’empêcher de formuler son hypothèse de vie.
Or, nous sommes ici au point névralgique : dans cet univers dont les fins nous sont cachées, nous n’avons pas le choix d’organiser nos vies selon une hypothèse maîtresse. Cette hypothèse peut être implicite, non formulée et inconsciente (ce qui est le cas pour une majorité de gens), ou elle peut être formulée et consciente. C’est ainsi que pour une majorité de personnes, leur hypothèse de vie s’inscrit dans des sillons déjà creusés : le travail, la famille, les enfants… la retraite. Chez d’autres, toute leur vie est organisée autour d’une passion maîtresse : accumuler les richesses, atteindre à la renommée, s’adonner à tous les plaisirs. Certains le font en préservant en eux-mêmes un sens de la mesure morale, d’autres ne se gênent pas pour piler sur quiconque entrave leur chemin. Chez d’autres encore, la vie s’organise autour d’idéaux religieux ou spirituels.
(Avec cette série de chroniques « Grandes Hypothèses », j’arrive dans les derniers milles de l’essai intitulé SIDA de CIVILISATION que j’ai débuté il y a environ 1,5 an sur ce site. Il s’agit d’un long chapitre qui se composera d’une dizaine de chroniques toutes liées les unes aux autres. J’invite donc mes lecteurs à m’accompagner patiemment dans ce lent découvrement des pièces maîtresses de mon raisonnement, tout au moins dans les quatre ou cinq premiers blogues de la série.)