Yan Barcelo, 5 août 2010
Selon la logique que j’ai tracée dans mes chroniques précédentes, il semble impossible de déterminer objectivement si une hypothèse de vie est supérieure à une autre. Le seul compas auquel on peut se fier est celui de la conviction et de la foi personnelles. Cela vaut au plan individuel.
Toutefois, au plan de sociétés, de cultures et de civilisations entières, il en va peut-être autrement, de telle sorte qu’il est peut-être possible de déterminer le succès ou l’insuccès d’une hypothèse de vie. C’est ce que je vais maintenant explorer.
Comme chaque individu le fait pour la conduite de sa vie, peut-on parler « d’hypothèses de civilisation »? Bien sûr, il est très hasardeux de chercher à résumer en une formule commode le parcours entier de civilisations, parcours qui peut s’étendre sur des siècles, parfois des millénaires. Par exemple, dans quelle hypothèse peuvent se distiller les cinq millénaires de la civilisation chinoise, une des plus longues, sinon la plus longue, de l’histoire? Je me risquerais à avancer le terme « tradition » pour tenter de saisir l’hypothèse fondamentale qui a animé cette grande civilisation, la plus haute expression de cette orientation prenant forme chez Confucius. Tout dans cette civilisation vise à confirmer et consolider les vertus incarnées dans le passé et à les reproduire le plus parfaitement possible dans le présent. Le culte voué aux personnes âgées et aux ancêtres est une des formes les plus éloquentes de cette attitude.
Que dire de la civilisation indienne? Le mot qui la résume le mieux pourrait-il être « évasion »? Dans ses grands textes fondateurs, les Vedas et les Upanishads, la civilisation indienne a fait l’hypothèse que ce monde matériel n’a aucune valeur et représente une geôle dont chacun doit œuvrer à s’évader. La stratification en castes rigides de la société indienne est la tentative de structurer socialement cet effort de « libération ». Au sommet de la hiérarchie, on trouve la caste brahmanique, la plus évoluée en ce sens qu’elle est la plus susceptible de conduire sa vie de façon à réaliser cette libération. Au plus bas niveau, on trouve les intouchables, ceux dont la station sociale exprime un niveau de déchéance intérieure qui les rend moins susceptibles de l’accomplir.
On pourra dire que, tant la civilisation indienne que la chinoise, est marquée du sceau de la tradition. Sans doute. Il s’agit de deux civilisations qui, à tous les plans (physique, intellectuel, spirituel) n’ont pratiquement pas bougé tout au long de leurs longs parcours; pourtant leurs orientations fondamentales sont très différentes. La chinoise demeure très ancrée dans ce monde matériel et n’entretient aucun idéal de salut dans un « autre monde ». La « tradition » est ici centrale : ce sont les formes mêmes du passé qui sont préservées et idéalisées. Dans la civilisation indienne, la tradition n’est pas centrale, mais accessoire. Pas plus le passé que le présent ou l’avenir n’ont de valeur, seulement l’« ailleurs ».
Ces hypothèses des civilisations chinoise et indienne semblent leur avoir assuré un haut niveau de succès, ne serait-ce que leur extraordinaire longévité et la capacité qu’elles ont eue d’absorber des corps étrangers qui auraient pu s’avérer destructeurs : les Mongols dans le cas de la Chine, les Mughals dans le cas de l’Inde. Par contre, un coup d’œil cursif permettrait de conclure à une plus grande réussite de la civilisation chinoise, notamment par sa plus grande mobilité sociale faisant en sorte que les postes les plus élevés de la pyramide sociale étaient accessibles par concours à toutes les strates de la société. Rien de semblable en Inde, où la stratification sociale était extraordinairement rigide, celui qui réussissait à passer d’un niveau à l’autre apparaissant comme une exception extrême. Par ailleurs, la prospérité générale semble plus grande et plus soutenue en Chine qu’en Inde.
Une civilisation qui donne nettement l’impression d’un succès mitigé, et même d’un échec, est la romaine. Son hypothèse de base exaltant la puissance et la gloire, sa courte durée de 800 ans met en relief d’importantes faiblesses de cette base. Elle a vécu par l’épée… et péri par l’épée. (Évidemment, c’est une épitaphe qu’on peut accoler à bien d’autres civilisations, mais elle est particulièrement appropriée dans le cas de Rome.)
Arrivons-en au point focal de ce chapitre : la civilisation occidentale. Quelle hypothèse fondamentale la caractérise? Difficile de dire, d’autant plus que sa proximité à notre regard suscite un foisonnement d’hypothèses plausibles. La quantité d’arbres nous fait perdre de vue la forêt. Certains diront peut-être que l’hypothèse directrice de la civilisation occidentale est la volonté de puissance, appuyée sur les armes de la science et de la technique. D’autres diront que l’Occident a fait l’hypothèse d’un humanisme intégral : l’homme mesure de toute chose. Et cet agenda est en train de se réaliser lentement et sûrement à travers l’agenda de laïcité qui gagne de plus en plus nos sociétés.
Ce sont des propositions plausibles, mais il s’agit seulement de variations constitutives d’un ensemble plus large. L’hypothèse fondamentale de l’Occident, dirais-je, est celle de Dieu. Mais Dieu avec une inflexion particulière. Après tout, la civilisation indienne affirme elle aussi Dieu (ou Brahman), comme « ailleurs » absolu où l’âme doit trouver refuge. Mais l’hypothèse occidentale est celle de Dieu infléchie par le Christ, ce que j’appellerais l’hypothèse Christ-Dieu.
Et cette inflexion fait toute la différence – une immense différence, sur laquelle je vais élaborer dans les prochaines chroniques.
Archives quotidiennes : 8 août 2010
par yanbarcelo | 8 août 2010 · 00:01
SIDA DE CIVILISATION : Les grandes hypothèses – 4
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