Yan Barcelo, 14 août 2010
Dans ma chronique précédente, je proposais que l’Occident se caractérise par l’hypothèse Christ-Dieu, une hypothèse totalement originale dans l’histoire de cette planète et dont les conséquences sont, elles aussi, totalement originales.
En quoi consiste cette originalité? Elle tient aux deux commandements que le Christ met de l’avant, tout particulièrement au deuxième. Le premier commandement demande d’«aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta pensée, de toutes tes forces ». On pourrait dire que ce commandement n’est pas exclusif au Christ. Après tout, bien d’autres religions ont proposé de même, notamment celle de l’Inde où le fidèle est incité à tenter la résorption totale en Brahman.
Cependant, le deuxième commandement, lui, est totalement inédit : « Aime ton prochain comme toi-même ». Aucun autre système de pensée religieux ou spirituel n’avait jusque-là proposé l’équivalent. On en trouve un tout petit embryon chez le Bouddha, mais ça ne concerne que l’entraide fraternelle que les moines se doivent les uns aux autres. Dans les deux grandes religions qui ont précédé le christianisme, soit l’hindouisme et le bouddhisme, le salut est l’affaire d’une élite monastique. Ça ne concerne certainement pas les masses humaines, dont on se soucie bien peu. Dans l’hindouisme, on a établi et rigidifié le système de castes où la dernière, celle des intouchables, est en fait une non-caste. Plutôt un dépotoir de l’humanité.
Le Christ est venu draper de dignité le dernier des hobereaux, celui qui est tout recroquevillé sur lui-même, là-bas, au fin fond de la salle du festin humain, accroupi près de la porte. En fait, c’est surtout pour ce déshérité et tous les autres comme lui qu’Il est venu.
Or, qu’on le veuille ou non, cette injonction si simple et dépouillée d’«aimer son prochain comme soi-même » a ébranlé et continue d’ébranler tout l’Occident, et tranquillement, imperceptiblement, elle est en voie d’ébranler la planète entière. C’est ce que je vais tenter de démontrer.
Ce que porte en germe l’injonction de l’amour du prochain était totalement inédit dans l’histoire jusque-là : l’affirmation éthique du monde. La vie en ce monde vaut entièrement; les actions qu’on y pose, selon la pureté d’amour qui les anime, contribuent directement au salut de l’âme. Dans les religions païennes avant le Christ, cette équation éthique-salut n’opérait pas : les dieux étaient des interlocuteurs auprès de qui on marchandait les conditions de son succès. L’hindouisme et le bouddhisme ont affirmé l’importance de la vie vertueuse – pas de la vie aimante. De plus, la conduite vertueuse n’est pas un exercice qui vaut en soi, mais seulement un passage obligé dans l’ascèse qui mène à la grande libération.
Le Christ a affirmé l’amour d’autrui, pas seulement la vertu. Or, puisqu’Il est avare d’exégèses, le Christ n’élabore pas sur la portée ultime de cet amour. Entendait-il, par son injonction, en arriver à l’affirmation entière du monde? On ne peut en être certain. Mais une chose l’est : c’est en ce sens que la tradition chrétienne a interprété ses paroles, proposant que l’œuvre divin ne se réalise pas via une évasion libératrice hors du monde matériel, mais par une incarnation du plan divin dans tous les ordres de la matière. Ce grand projet a trouvé son expression la plus achevée dans l’œuvre de Saint-Augustin qui proposait d’accomplir la Cité de Dieu dans la Cité de l’homme. C’est un projet qu’a endossé l’Église catholique et qu’elle a tenté d’accomplir au cours des mille années suivantes – avec un succès peu évident…
Mais qu’elle ait eu du succès ou non, il reste que l’Église a continué de « porter le ballon » de l’amour du prochain lancé par le Christ. De telle sorte que cette injonction s’est incarnée dans une foule de formes concrètes. La première de ces formes est celle des diverses œuvres caritatives (soin des pauvres, des malades, des enfants, des orphelins), œuvres qui ont ultimement pris la forme des grandes institutions qui caractérisent l’Occident : le bien-être social, l’hôpital, l’aide au chômage, l’école, l’orphelinat.
Il n’y a qu’en Occident que ces institutions se sont universalisées. Certes, on trouve des écoles et des centres de soin dans d’autres cultures et civilisations, mais elles n’apparaissent que ponctuellement et, dans la majorité des cas, il s’agit d’activités réservées aux élites. C’est seulement en Occident qu’elles se sont étendues à tous parce que c’est seulement l’Occident qui disposait de ce qu’on pourrait appeler la « matrice de création » nécessaire : le souci d’autrui et du pauvre érigé par le Christ au plan de principe spirituel fondamental.
Mais le puissant ferment contenu dans l’injonction du Christ s’est étendu bien au-delà de la forme élémentaire qu’il a pris dans les œuvres caritatives. Une fois que nous étions alertés à la préséance d’autrui, le principe a continué à contaminer la pensée de l’Occident pour se déployer dans une foule d’autres activités qui lui sont totalement originales : la démocratie, l’égalité devant la loi et, plus loin encore, dans la science, la technologie et jusque dans l’industrialisation et le capitalisme. Même certains fruits contestables de notre héritage, comme le communisme et le féminisme, sont impensables – et n’ont d’ailleurs pas été pensés – en dehors des équations d’altruisme mises de l’avant par le Christ.
Certaines de ces affirmations en étonneront plusieurs et en scandaliseront peut-être d’autres. Mais je crois pouvoir argumenter de façon convaincante que tous ces fruits de l’Occident n’auraient pu voir le jour sans l’événement fondateur Christ-Dieu. Certes, cet événement n’est pas le seul élément à avoir joué dans la genèse des fruits, mais il leur est constitutif de façon essentielle. Sans celui-ci, l’arbre de l’Occident n’aurait pas porté les fruits qu’on lui connaît. Et c’est ce que je vais tenter de démontrer dans ma prochaine chronique.