Je ne sais pas si les choses se passent ainsi en France ou ailleurs dans le monde, mais ici, au Québec, nous avons une petite, – parfois une grosse – méfiance à l’égard des administrateurs municipaux. Les maires, les échevins, les conseillers, les gérants n’emportent pas facilement l’adhésion inconditionnelle des citoyens. En France, explique-t-on parfois, les municipalités doivent montrer patte blanche, se confier même à de multiples institutions de surveillance régionales et nationales lorsqu’elles veulent faire des dépenses importantes. Les municipalités, là, sont en quelque sorte des émanations directes, des courroies de transmission du pouvoir central. Ce n’est pas tout à fait le cas au Québec.
Ces jours derniers, dans cette province, maints maires ont fait l’objet d’«examens» relativement à leurs habitudes dépensières et électorales. Les rumeurs d’irrégularités ont éclaté au grand jour et l’étendue du problème éthique a étonné bien des gens.
Prenons le cas de la ville de Laval. En fait ce n’est pas une ville, c’est une extension démesurée de la vraie ville de Montréal. Elle est située sur une vaste île – qui a déjà appartenu aux Jésuites (sous le régime français) – et dont le sol maraîcher comptait parmi les meilleurs du territoire national québécois. Inutile de dire qu’il ne pousse plus beaucoup de pommes de terre ou d’oignons autour des bungalows, des pavillons uniformes qui tapissent toute cette région. On y dort bien, mais on n’y cultive plus; on y mange maintenant l’ail qui vient de Chine!
Ces jours-ci les citoyens du Québec – encore un peu sujets faut-il le préciser – se sont étonnés d’apprendre, par des rumeurs, que l’administration de Laval n’aurait pas toujours agi d’une manière transparente; le fait n’est pas établi. Mais si cela était il ne faudrait pas se surprendre. Après tout le maire de Laval ne fait pas qu’administrer; les journalistes sont contents de dire de lui qu’il «règne sur Sa ville» depuis 20 ans et que cela est un exploit. Or dans le régime britannique qui est le nôtre c’est presqu’indécent. En Angleterre un gentleman qui se présente au conseil municipal le fait pour «servir»; d’ailleurs on dit de lui qu’il agit «to serve» pas pour faire carrière. Il rend un service momentané à la communauté et il passe la main à d’autres après son terme de plus ou moins quatre ans.
La ville de Laval, rappelons-le pour les jeunes, n’existait pas avant 1963. Sur l’île Jésus, il y avait quatre ou cinq villages bien constitués, dont le Sainte-Rose de mon enfance, entourés qu’ils étaient de belles terres agricoles. Au lieu de consolider ces villages, de maintenir leur cohésion, de protéger leur âme, le conseil des ministres les a carrément fait disparaître dans un programme de «fusion» spectaculaire. L’île, dorénavant, n’aurait plus qu’un conseil municipal et Monsieur le maire unique devenait ainsi une sorte de potentat hors de la portée des citoyens. C’est un peu comme si Paris décidait de fusionner Bordeaux et La Rochelle! Le nouveau maire serait pour le moins…distant!
Et c’est ainsi qu’il s’est formé, sous le «règne» des maires lavallois, une bureaucratie distributrice de contrats milliardaires hors de la portée des commettants; les maires successifs se sont fait fort de sillonner l’île d’autoroutes et de faciliter ainsi l’accès aux centres commerciaux gigantesques. Ce fut fait sans trop d’égards à l’environnement. Laval c’est l’Amérique jusqu’à son point caricatural.
Ce désordre, parce qu’à mes yeux c’en est un, a pu surgir parce que l’État, le seul souverain en l’instance – celui de Québec – n’a pas assez surveillé. Il a laissé les édiles «régner» alors qu’ils auraient dû se contenter d’administrer comme c’est leur rôle. Cela sous la gouvernance et la surveillance d’un ministère de l’aménagement, de l’architecture et de l’urbanisme, en collaboration avec le ministère des affaires municipales (qui s’est contenté de regarder les trains – et les autoroutes – passer). Un gouvernement c’est fait pour gouverner; une municipalité c’est fait pour administrer. Et une municipalité n’a pas la vocation de favoriser l’émergence de carrières royales pour se tirer d’affaires. En 1963, une confédération de petites villes aurait dû être formée sur l’île Jésus pour sauver l’âme civique. S’il s’avérait que l’administration de Laval n’est pas aussi transparente qu’on pourrait le souhaiter, ce serait parce que l’État a créé un système difficile à gouverner; qu’il a abandonné ses responsabilités et qu’il s’est désintéressé de l’aménagement territorial national dont il est responsable. Et si bien d’autres municipalités du territoire, pareillement, volent de leurs propres ailes d’une manière pas toujours élégante c’est parce qu’elles savent bien que l’État surveillant ne surveille pas beaucoup; que la mode n’est pas à l’architecture et au bon aménagement, mais au génie local des ponts et chaussées. L’efficacité, rien que l’efficacité des ingénieurs mène à la laideur; la beauté, elle, celle des créateurs, devra attendre de nouvelles générations.
Jean-Pierre Bonhomme