Yan Barcelo, 23 janvier 2011
C’est à partir du christianisme et surtout du message du Christ-Dieu que l’Occident (en tant que notion de civilisation plutôt que de zone géographique) a pu ériger ses accomplissements uniques et originaux. Or, ses élites cherchent depuis plus de 200 ans à décomposer et détruire cet héritage chrétien. Un tel renoncement relève-t-il d’un accomplissement ou d’un suicide?
Pour ma part, je juge qu’il s’agit d’un suicide. En détruisant ses racines, l’Occident perd ses capacités de se renouveler. (On en voit une manifestation symptomatique chez les jeunes qui refusent de plus en plus les disciplines à caractère scientifique et technique.) Plutôt que de privilégier la perspective cosmique du destin humain, nous nous cantonnons dans un hédonisme informe de la gratification instantanée. Au lieu de voir comment la vision d’un horizon divin centré sur le triomphe du Christ peut informer les décisions morales et spirituelles à chaque moment de la vie, nous sommes enlisés dans un immédiat du corps et de ses pulsions dans lequel toute composante morale et toute solidarité responsable se trouve minées.
Certains vont dire qu’il s’agit d’un progrès et d’une avancée inéluctable vers une société strictement laïque dans laquelle prévaut l’injonction antique des sophistes : l’homme est la mesure de toute chose. En fait, il s’agit d’un recul. Nous retournons vers les formes sociales et intellectuelles pré-chrétiennes, à l’époque où les peuples antiques qui en sont venus à former l’Occident ressemblaient à tous les autres de la planète et vivaient sous une règle dominante : la force. C’est la société que vantait un Nietzsche, par exemple, pour qui la vertu équivalait à la virtu antique, la force vitale de l’individu capable d’imposer sa volonté à tous ceux qui l’entouraient. Ces sociétés n’étaient pas fondées sur la justice et le partage, mais sur la domination et l’acquisition. Face à cette logique, le Christ est venu proposer la révolution de l’Amour. Face à Eros, la force de l’attrait et de la répulsion, il a proposé Agapè, la dynamique de l’inclusion et de l’accueil universel. Tout l’Occident est tributaire de cette nouvelle équation fondamentale, comme j’ai essayé de le démontrer au long de ce chapitre des Grandes Hypothèses. Cependant, l’érosion que nous faisons subir aux propositions fondamentales du christianisme nous ramène imperceptiblement vers les sociétés qui prévalaient avant la révolution christique.
Comme disait à juste titre un poète allemand, « nos racines sont au ciel ». C’est dire que c’est l’invisible spirituel qui structure toute l’expérience humaine. Qu’on croie au ciel ou non, qu’il s’agisse du ciel chrétien ou autre, il est certain que les grands fondements des personnes, et partant des sociétés entières, sont dans l’invisible. Cet « invisible » pour l’Occident, qu’on le veuille ou non, pour le meilleur et pour le pire, a été structuré selon les équations du christianisme. En brisant ces équations, nous remettons en question la survie de la seule civilisation qui a tenté d’échapper au règne de la force. Car, face au rapport maître-esclave, cette civilisation a misé sur l’égalité des personnes sous une même loi; au primat des oligarchies et de leur logique de la rareté et de l’acquisition stérile, elle a opposé la création et la distributions de richesses pour la multitude.
Que veut dire concrètement « retrouver nos racines chrétiennes »? S’agit-il de ramener à l’honneur l’Église catholique? Pas du tout. Cela veut dire, très certainement, reconstruire et remettre à l’honneur une foule de valeurs reléguées aux oubliettes : contre le narcissisme triomphant, il s’agit de priser à nouveau la modestie et l’humilité; contre l’exhibitionnisme de plus en plus névrosé lié à ce narcissisme, il s’agit d’opposer la pudeur; au travail bâclé il faut opposer l’amour du travail bien fait; face à la surconsommation d’un ego qui ne sait plus quoi dévorer pour se conforter, il faut revaloriser la frugalité et la prudence; à l’impératif du « moi d’abord » et de sa constante gratification vaniteuse, il faut opposer le sens du dont et du sacrifice individuel au profit du bien commun.
Enfin, face à la dissolution croissante de toutes les communautés par un individualisme de plus en plus atomisé et solitaire, il faut affirmer les communautés essentielles du couple, de la famille et de l’école. Une de ces communautés essentielles est celle de « l’église », c’est-à-dire la communauté des fidèles de la chrétienté. Tout à l’heure j’ai dit que la redécouverte de nos racines chrétiennes n’impliquait pas la remise à l’honneur de l’Église catholique. Pas nécessairement. Par contre, il est certain que la spiritualité des personnes n’est pas quelque chose qui se vit dans un vacuum; il faut une communauté qui rappelle et ré-affirme constamment les valeurs essentielles de la vie. Ce rappel et cette ré-affirmation tenaient au rôle des prêtres de l’Église. Il faut quelqu’un pour tenir ce rôle. Si ce n’est pas le prêtre et toute la structure hiérarchique de l’Église traditionnelle qui s’en charge, alors il faudra imaginer une nouvelle Église, une Église nettoyée de ses excès et de ses impuretés, et orientée résolument vers ses postulats fondateurs qu’on trouve dans les Évangiles.
Nos sociétés sont devenues profondément matérialistes au point d’être a-métaphysiques. Et tranquillement, à cause de ce vacuum intérieur qui envahit les êtres et les affaiblit de plus en plus, nous sommes appelés à immoler sur l’autel de l’hédonisme les trésors les plus riches de l’histoire humaine, les fruits qui nous ont été légués par le christianisme et qui sont maintenant en voie de conquérir toutes les nations de la Terre. Il est impérieux que nous retrouvions l’héritage métaphysique qui nous a été transmis d’abord par les Grecs de l’antiquité pour être ensuite reformulé et amplifié par le christianisme. Il en va de la survie de la civilisation occidentale et de sa guérison du SIDA spirituel et moral dont elle est affligée.
(Avec cette chronique, je termine l’essai, égrené sous forme de blogue, intitulé SIDA de civilisation. Merci à tous ceux qui m’ont fait part de leurs commentaires, souvent très fertiles pour ma réflexion.)
Archives quotidiennes : 23 janvier 2011
par yanbarcelo | 23 janvier 2011 · 00:00
SIDA DE CIVILISATION : Les grandes hypothèses / Conclusion – 3
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