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Liberté déséquilibrée

Yan Barcelo, 13 février 2011

 Dans ma discussion, la semaine dernière, des conséquences néfastes de notre notion prévalente de liberté, j’ai élaboré autour d’un premier exemple tiré des comportements irresponsables et qui se sont répandus comme une épidémie lors de la récente crise financière. Je poursuis cette semaine en proposant deux autres exemple.

 Charte des droits et libertés – Il devient de plus en plus évident que ces chartes, dominantes dans nos sociétés occidentales, sont unijambistes. Il faut urgemment les compléter avec leur volet complémentaire, en fait, leur volet fondamental : une charte des devoirs et responsabilités. Il est symptomatique qu’on n’ait pas procédé à la formulation d’un tel volet des devoirs et responsabilités puisqu’on les prenait pour acquis. Il allait de soi que les gens en étaient bien avertis; ne constituent-ils pas la dimension fondamentale sans laquelle aucune société ne peut fonctionner. Erreur.

Il saute aux yeux que ce volet, qu’on pourrait croire implicite et allant de soi, est de plus en plus négligé et même bafoué. D’invisible, il devient inexistant.

Comprenons bien. Je ne condamne en aucune façon la formulation et la mise en place des chartes de droit et libertés. Au contraire, je salue tout particulièrement ce fruit de notre héritage occidental, le seul qui se soit occupé de définir, tout d’abord l’individualité des personnes, ensuite l’aire essentielle de leurs droits et libertés. Cependant, nous en sommes rendus à un point où ce discours est devenu hystérique et débridé et que sa prévalence est en voie d’étouffer la zone plus fondamentale des devoirs et responsabilités. 

Il devient de plus en plus évident que la liberté d’action et d’expression qu’on accorde à une multitude de groupes et d’individus devient un obstacle à l’exercice des responsabilités et devoirs de ceux qui assument celles-ci. Les premières victimes, à mon idée, sont les parents imbriqués dans une cellule familiale envahie par une horde d’influences et de sollicitations qui oeuvrent systématiquement contre tout projet pédagogique. La plus scandaleuse de ces invasions – j’en ai parlé ailleurs – tient à ces jeux vidéos qui sont en fait des systèmes d’entraînement simulés au crime. Combien de parents sont aux prises avec le problème d’adolescents intoxiqués par ces instruments de mort et de laideur – et on laisse faire. Au lieu de frapper d’interdit les fabricants de ces jeux sordides, au lieu de les brimer dans leur « liberté d’action et d’expression », on préfère brimer les familles dans l’accomplissement de leurs devoirs et responsabilités.

D’autres exemples? On pourrait en trouver mille. Que dire de cette « liberté d’action » de patrons qui congédient leurs employés en masse ou qui les traitent comme des rebuts, dans une quête maniaque du profit. Et c’est sans compter les méthodes « modernes » de congédiement (pré-avis d’une heure, évacuation du bureau avec accompagnement d’un garde jusqu’à la porte) où les patrons exercent leurs privilèges et prérogatives. Où sont donc leurs responsabilités. Et remarquez, les employés, dans plusieurs cas ne font pas mieux. Souvent, ils ne font que rendre les coups à leurs employeurs irresponsables, mais dans plusieurs autres, ils font preuve d’une irresponsabilité et d’une négligence qui, à l’échelle de leur emploi spécifique, s’avère tout aussi dommageable.

Pédagogie de la licence –  Toute notre pédagogie, qui prévaut dans les écoles et dans les familles, souffre d’une hyperinflation de la notion de liberté. Pour bien le saisir, il faut procéder à la traduction de certains mots-clés. Par exemple, tous les détours éducatifs qui visent d’abord et avant tout à préserver l’estime de soi de l’enfant relèvent d’une notion de liberté en déroute. Il en est de même pour la surenchère du principe de plaisir par laquelle on vise à minimiser tout sens de l’effort.

Quel est le lien entre ces principes de préservation de l’estime de soi et de l’évacuation de l’effort? Ce sont des voies pour préserver la liberté de l’enfant ou de l’adolescent. Puisque l’impératif est de préserver la liberté d’action des individus, cela implique logiquement qu’il faut procéder à l’élimination des contraintes. Or, l’idée qu’ils puissent se sentir incompétents est tabou : on tâche donc d’éliminer toute exigence objective qui puisse causer chez eux ce sentiment d’incompétence et amenuiser leur estime de soi. Et bien sûr quel plus grand obstacle à la liberté que l’effort. La liberté exige que les choses soient faciles et aillent de soi!

Ne nous y trompons pas : à la racine de notre pédagogie déliquescente réside notre concept déséquilibré de liberté. Cette pédagogie a oublié tout le volet de la responsabilité et du devoir – plus encore, elle s’est assurée de l’occulter et de le rendre illégitime. Il est d’ailleurs symptomatique que l’assignation des fameux « devoirs », dans nos écoles, soit une pratique en voie d’extinction.

Mais peut-on parler de devoirs et de responsabilités des enfants et des adolescents? N’y a-t’il pas là matière à scandale? L’enfance n’est-elle pas l’époque de l’insouciance, du jeu, de la liberté? Sans doute, et c’est une dimension qu’il faut s’assurer de préserver et je suis le premier à vouloir garantir à nos enfants une aire très large de jeu et d’insouciance, de turbulence même. Mais n’oublions pas que les jeunes ont aussi un devoir social impératif : c’est celui d’étudier et de se munir d’un métier qui, d’une part, leur assurera un gagne-pain et, d’autre part, leur permettra de contribuer à la société.

Ce postulat des devoirs et responsabilité inhérents à l’enfance repose sur les principes que je mettais de l’avant dans ma discussion de la liberté. Notre notion actuelle de liberté repose sur l’idée fautive de l’individu en tant qu’agent libre et, au départ, dégagé de toute contrainte et limitation. Comme j’ai tenté de le démontrer, cette vision est un leurre. Nous sommes pétris par tout l’héritage de l’humanité, héritage qui compose au départ un vaste tissu d’appartenance et, partant, de devoirs et responsabilités. L’enfant est imbriqué inextricablement dans ce tissu; il en est totalement tributaire. Sans ce tissu qui le soutient et l’alimente constamment, il n’aurait aucune aire d’insouciance, de jeu et de liberté. Plus encore, les devoirs et responsabilités qui composent tout le programme de la pédagogie, tant pour les parents que pour les enseignants, sont les véhicules qui garantissent déjà à l’enfant, et lui garantiront plus tard, son aire de liberté.

Or, qui dit devoir et responsabilité implique nécessairement la prise en charge et l’exécution de devoirs et de responsabilités. Cela veut dire que les exigences liées à ces facteurs entraîneront souvent chez le jeune des efforts soutenus et des vexations à son estime de soi – vexations qu’ils doit apprendre à digérer et à intégrer et tant qu’éléments mêmes constitutifs de son apprentissage et de sa… liberté. Bref, tout le contraire d’a priori si chers à la pédagogie moderne, fondée sur le postulat freudien fondamental de l’évacuation de tout refoulement.

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