Archives quotidiennes : 12 juin 2011

Bavures et absurdité: variations sur un theme de Patrick Lagacé

Mardi le 7 juin, en plein centre-ville, des policiers ont ouvert le feu et abattu un itinérant bien connu de leurs services de même qu’un passant …  Indignation de la population et de certains journalistes.  Jeudi le 9, Patrick Lagacé de Cyberpresse arrive à la rescousse de nos policiers avec un article percutant :

« Fusillade du SPVM : mort absurde, oui ; bavure, pas sûr….« 

Essentiellement, nous dit Patrick, la mort du passant est absurde, celle de l’itinérant – « un homme malade qui n’était probablement plus maître de ses moyens” est un drame. Pas sûr qu’il y ait eu une bavure en cette affaire…

Pour la bavure policière, en effet, on verra à l’enquête. Ici, je veux vous parler d’une autre bavure. En fait, de DEUX bavures. Pas policières, mais sociales et politiques. Deux bavures énormes, qui expriment une même absurdité.  ( Vous avez en liens les articles originaux dont l’essentiel de ces textes a été tiré)

Bavure # 1On laisse des fous dans la rue.

Je vois déjà sourire les chantres du nono-libéralisme qui me voient piégé :  ”Horreur ! Regardez, ma soeur, le monsieur, il a dit un mot grossier. Il a dit f..  » Oui, j’ai dit f.. et je vous dit f… . Bien sûr, je sais qu’il n’y a plus de fous, plus d’aliénés, plus de débiles…, il n’y a que des handicapés mentaux, dont certains qu’on dit « légers », sans doute parce qu’ils ne pèsent pas lourd dans la balance des priorités. Mais je sais, aussi, que le « politiquement correct » n’est pas innocent.

Je sais que, comme dans « 1984″ de Orwell, on ne change les mots que pour justifier que l’on ne traite plus les choses ni les gens de la même façon. Il n’y a plus de fous parce que les fous avaient besoin de soins permanents; les handicapés mentaux peuvent être jetés à la rue. Disons que cette décision est prise par des « émotivement défavorisés » ce qui évitera de dire qu’elle l’est par des salauds.

On « désinstitutionnalise », ce qui veut dire qu’on remet sur le trottoir des individus dont on a déjà décidé pourtant, diagnostic médical à l’appui, qu’ils ne devraient pas y être. Qu’est-ce qui a changé? A-t-on trouvé un nouveau médicament miracle? Une nouvelle solidarité humaine est-elle née qui va faire que ces gens soient protégés ? Bien sûr que non!  Ce qui a changé, c’est la volonté de l’État de mettre les handicapés mentaux à l’abri, comme on le fait depuis des siècles, remplacée par une nouvelle volonté: celle de réduire les dépenses de l’État, quelles que soient les souffrances qui en découlent.

Quand on remet sur le trottoir un patient de psychiatrie qu’on avait interné pour juste cause, croit-on qu’on lui rend un service? Pense-t-on que cet être défavorisé va, miraculeusement, se trouver un emploi quand d’autres qui n’ont pas de handicaps n’arrivent pas à le faire? Qu’il va gérer un budget serré, négocier ferme avec son propriétaire et se trouver le ou la partenaire rêvé(e)? En fait, on le remet à sa solitude, à son échec, à sa souffrance. On le remet à son angoisse jusqu’à la prochaine crise aigüe qui le conduira à l’urgence du premier hôpital sur-achalandé où il viendra perturber un système déjà au point de rupture.

Et s’il ne se rend pas au prochain hôpital? S’il décide de façon irrationnelle que c’est son voisin la cause de tous ses maux? S’il devient agressif? Est-ce qu’on rend service à la population en général en laissant errer partout, au hasard de leur angoisse, des individus dont on a déjà conclu qu’ils n’étaient pas toujours capables d’un comportement raisonnable?  Des individus qui peuvent ouvrir des sacs d’ordures avec un couteau…

Pour économiser quelques dollars, nos dirigeants ont décidé de changer le fardeau de la preuve. Il ne s’agit plus d’interner tous ceux dont un diagnostic médical à décrété qu’ils pouvaient parfois être dangereux, mais de laisser en liberté, pour faire des économies, tous ceux dont on croit qu’ils pourraient parfois ne pas l’être. Un risque calculé, quoi… Je dis que c’est plutôt un calcul risqué.

Combien des désinstitutionnalisés ont été mêlés à des incidents, allant de la bagarre, a l’assaut, au suicide, depuis qu’on les a mis en liberté non-surveillée entre deux crises? Essayez de le savoir ! Ce sont des chiffres qu’on nous cache, comme il faut littéralement voler les statistiques indiquant combien de crimes de violence graves sont commis par des récidivistes.

La désinstitutionnalisation ne répond à aucune préoccupation sociale ni humanitaire. Elle est une ignominie parmi tant d’autres, qui reflète l’absence de morale et de sensibilité à la misère humaine de l’État néo-libéral. Un État qui s’est donné pour unique mission d’encadrer l’exploitation des faibles par les forts; l’enrichissement de plus en plus scandaleux d’une minorité qui ne vit que de ses rentes et de spéculation, au détriment de ceux qui travaillent comme de ceux qui ne peuvent même plus travailler.

Bavure #2  On laisse des pauvres sur le trottoir

Il y avait en 1991 quand je me suis intéressés de plus près a la question, entre 2 000 et 25 000 itinérants à Montréal. Oui, je sais, ce n’est pas très précis comme estimation, mais tout dépend de celui ou celle à qui vous posez la question; ce qui fait une belle excuse pour ne rien faire, parce qu’il est bien difficile de faire une politique d’aide quand on ne sait pas à combien de gens elle s’adresse.

Et puis ceux qui errent et quêtent dans nos rues sont un groupe hétéroclite où se mêlent les vieux de la robine, les jeunes junkies, les débutantes et débutants de la passe sur trottoir, les fugueurs et fugueuses d’occasion, les amateurs de tourisme bas de gamme et à peu près tout ce que vous pouvez imaginer. Comment faire une politique d’aide, si on n’a pas de « profil »?

Peut-être en suivant les voies du bon-sens, en cessant de dépenser du fric à concocter une politique compliquée pour décider enfin de faire quelque chose. Il n’y a pas d’excuse valable pour que, dans une société comme la nôtre, il n’y ait pas chaque soir un repas sain et un lit tiède pour tout le monde. Et ça n’aide pas de parler de sans-abris ou de SDF (sans domicile fixe) plutôt que d « itinérants ».

Il est sans doute vrai – et scandaleux – que 25 000 personnes seront une nuit ou l’autre sans abri cette année à Montréal; ils le seront pour une foule de raisons qu’il est intéressant de connaître, mais qui sont moins importantes que le fait tout simple de les loger cette nuit-là. Surtout, il existe un consensus que, si tout ce monde tâtera de l’itinérance, n’y a guère plus de 2 000 vagabonds endurcis pour qui l’itinérance est le mode de vie permanent et accepté.

Et ces 2 000 personnes ne constituent pas un groupe si disparate; ce sont en immense majorité des hommes, ils sont sans liens familiaux actifs et ils ont une dépendance pathologique envers l’alcool, ce qui en fait des malades. C’est ça, le fameux « profil ».

Ces malades, qui les soigne ? Personne ne les soigne, sauf s’ils échouent en crise dans une urgence d’hôpital. Pourtant, il en coûterait quoi de donner à chaque itinérant  « régulier « – et ils sont connus – une fiche lui assurant gîte et couvert?  Chaque itinérant aurait désormais une adresse et pourrait se voir assigner un curateur recevant son chèque du B.S et payant pour lui son lit et son repas. Pourquoi ne le fait-on pas?

Est-ce parce que nous avons perdu toute pudeur que nous ne cachons plus l’itinérance, ou faute de fonds que nous n’y apportons pas de remède… ou parce que nous tenons à garder bien à vue l’image omniprésente de la misère exemplaire? Les vieux clochards ne sont-ils pas là pour pour illustrer le destin qui frappe ceux qui ne jouent pas le jeu ?  Pour consoler ceux qui ne bénéficient pas du boom économique néo-libéral, mais à qui il reste un chèque du B.S pour vivre, dont les enfants sont nourris à l’école et qui n’ont encore à quêter que quelques jours par mois pour joindre les deux bouts ?

« Voyez » – leur dit le Système – « Ça pourrait être pire; vous pourriez être seul, éthylique, sans abri… Accrochez-vous solidement à la pauvreté subventionnée et taisez-vous; un moment d’inattention, un geste de révolte et vous pourriez tomber dans la misère abjecte, l’itinérance… ». Et une partie croissante de la population apprend, de cette leçon de choses, à faire la queue en attendant un emploi qui n’existe pas, en attendant une formation qui ne mène à rien, en attendant la soupe…

Bavure #1, Bavure #2… La mort de l’itinérant est aussi absurde que celle du passant. L’absurdité du système est partout.  Ce serait chouette si Patrick en parlait, de ça aussi, car il n’y a pas qu’en les canardant dans la rue qu’on peut tuer les gens. On peut aussi les laisser mourir. Voir l’article de Yves Boisvert  » Le clochard et le flic »

Pierre JC Allard

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Pari de Pascal, pari de survie – 2

Yan Barcelo, 12 juin 2011

Certains ont objecté au pari de Pascal en soutenant qu’il s’agit d’un « pari d’hypocrites ». On croit en Dieu non pas par conviction spirituelle, mais pour se donner une assurance « au cas où… ». « Si Dieu existe, pourquoi ne préférerait-il pas une foi sincère et désintéressée, voire pas de foi du tout, plutôt qu’une foi intéressée, demande l’auteur anonyme du site athéisme.fr. Dans ce cas, poursuit-il, celui qui suit le pari de Pascal pourrait tout perdre, et la vie terrestre et la béatitude. »

Une telle objection est habile et n’est pas sans intérêt, même si elle origine d’une intelligence quelque peu adolescente des choses spirituelles, comme de toutes les choses humaines, d’ailleurs. Le pari de Pascal opère-t-il comme l’achat d’une assurance tous risques face à Dieu ? Chez certains, peut-être. Plusieurs sont pusillanimes et approximatifs autant dans leurs choix spirituels que dans leurs choix de vêtements. Ce n’était certainement pas le cas de Pascal, un être vaste et entier si jamais il en fut.

Mais même chez cet être si distingué et distinctif, on peut très bien croire qu’il n’était pas sans appréhension face à l’infini de Dieu, d’une part, et d’autre part face à son sens aigu d’une nature humaine carencée et éminemment faillible. Il y toute une part invisible que le pari de Pascal ne nous dit pas de Pascal. Certes, d’un côté, il était engagé passionnément dans une quête de la béatitude éternelle, mais c’est parce que, d’autre part, il était sans doute profondément déçu des poursuites et passions de ce monde qui n’apportent aucune réponse satisfaisante et durable à notre appétit d’absolu. Pas de pusillanimité ici, seulement un engagement entier dans la quête d’un absolu qui, on l’espère, ne peut nous décevoir.

Y aurait-il une part de pusillanimité dans le choix de Pascal ? Peut-être, et puis après. Ne serait-ce pas demander à Pascal un niveau de certitude qui n’est donné qu’aux être très forts, ou très fanatiques. D’ailleurs, n’importe quel athée sera forcé de reconnaître, s’il a un minimum d’honnêteté intellectuelle, que toute transgression à son code « librement choisi » pourrait susciter chez lui des mouvements d’appréhension et d’angoisse intérieure. Ne dit-on pas, avec justesse, que « la crainte est le début de la sagesse » ?

Mais si le pari de Pascal prête le flanc à l’objection d’hypocrisie, il en va autrement du pari reformulé que je mets de l’avant, qu’on pourrait appeler le « pari de la survie ». Car ce pari s’ancre dans une part beaucoup plus accessible de la réalité humaine, la part de conscience morale. Nous n’avons pas nécessairement un organe de Dieu, mais nous avons certainement un organe de la morale. Et à cet organe se pose nombre de problèmes.

D’abord, celui de la transgression du code éthique. Car on peut bien sûr avoir un code d’éthique convenu d’avance et relativement élastique, mais qu’advient-il quand une transgression nous amène au-delà de ses frontières, aussi élastiques soient-elles ? Qu’advient-il quand on passe de la faute éthique, somme toute bénigne, à la transgression immorale pure et simple ? Qu’advient-il quand un Dominique Strauss-Kahn, par exemple, se paye une transgression de trop et agresse sexuellement une petite employée dans une chambre d’hôtel. A-t-il des regrets ? Et comment ! Son geste lui fait perdre son poste à la tête d’une des organisations internationales les plus puissantes et compromet sérieusement sa candidature à la présidence de la France. Mais les regrets n’ont rien à voir avec l’éthique ou la morale. La question est de savoir si Strauss-Kahn a des remords, si son geste lui répugne à lui-même.

Supposons que ce serait le cas – ce dont Stauss-Kahn ne donne aucun signe. D’où vient ce remords ? Est-il simplement une réaction morbide à un conditionnement arbitraire – où est-il une réaction saine à un code moral inhérent à la nature humaine ? Si on croit, comme le font sans doute nombre d’athées et agnostiques, que le code moral humain est intégré à ce que nous sommes, et non pas greffé par conditionnement, alors surgit la question très légitime : d’où vient ce code ? Est-il seulement « humain » ? Mais si nous ne l’avons pas fabriqué, alors d’où vient-il ?

Un geste comme celui de Strauss-Kahn soulève une autre question tout aussi fondamentale : celle de la justice. Si le geste répréhensible d’un Strauss-Kahn n’avait jamais été rapporté à la justice humaine, alors y a-t-il raison de croire à quelle que justice que ce soit ? Combien de violeurs ne sont jamais saisis par la justice ? Combien d’ablations et de violences ne sont-elles menées à l’endroit de victimes abasourdies dans une intention parfaitement malveillante de médisance, et pourtant ne sont jamais révélées à la lumière du jour ? Et combien de pauvres bougres voient leurs vies brisées et ruinées par l’exploitation débridée de quelques oligarques impénitents ? Ces méfaits, ces crimes – et ils sont légion – ne surgissent jamais à la lumière de la justice humaine et demeurent impunis. On sait combien la justice humaine est limitée, quand elle n’est pas tout simplement corrompue. N’y a-t-il donc aucune justice ? Aucune ?

De deux choses l’une : ou on fait l’hypothèse qu’il n’y en a pas, à la rigueur qu’il y en aura peut-être une dans un futur totalement indéterminé et indéfiniment repoussé quand l’humanité accédera au grand jour de la parfaite démocratie (une utopie exigeant un acte de foi aussi débridé que n’importe quelle quête de Dieu) ; ou on fait l’hypothèse qu’il y en a une, mais qu’elle est d’ordre « cosmique », ou « karmique » ou « divin », qu’elle fonctionne secrètement dans le cours même de cette vie, mais qu’elle opère aussi au-delà du cours de cette vie, dans une… après-vie.

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Classé dans Actualité, Yan Barcelo