Mardi le 7 juin, en plein centre-ville, des policiers ont ouvert le feu et abattu un itinérant bien connu de leurs services de même qu’un passant … Indignation de la population et de certains journalistes. Jeudi le 9, Patrick Lagacé de Cyberpresse arrive à la rescousse de nos policiers avec un article percutant :
« Fusillade du SPVM : mort absurde, oui ; bavure, pas sûr….«
Essentiellement, nous dit Patrick, la mort du passant est absurde, celle de l’itinérant – « un homme malade qui n’était probablement plus maître de ses moyens” est un drame. Pas sûr qu’il y ait eu une bavure en cette affaire…
Pour la bavure policière, en effet, on verra à l’enquête. Ici, je veux vous parler d’une autre bavure. En fait, de DEUX bavures. Pas policières, mais sociales et politiques. Deux bavures énormes, qui expriment une même absurdité. ( Vous avez en liens les articles originaux dont l’essentiel de ces textes a été tiré)
Bavure # 1 : On laisse des fous dans la rue.
Je vois déjà sourire les chantres du nono-libéralisme qui me voient piégé : ”Horreur ! Regardez, ma soeur, le monsieur, il a dit un mot grossier. Il a dit f.. » Oui, j’ai dit f.. et je vous dit f… . Bien sûr, je sais qu’il n’y a plus de fous, plus d’aliénés, plus de débiles…, il n’y a que des handicapés mentaux, dont certains qu’on dit « légers », sans doute parce qu’ils ne pèsent pas lourd dans la balance des priorités. Mais je sais, aussi, que le « politiquement correct » n’est pas innocent.
Je sais que, comme dans « 1984″ de Orwell, on ne change les mots que pour justifier que l’on ne traite plus les choses ni les gens de la même façon. Il n’y a plus de fous parce que les fous avaient besoin de soins permanents; les handicapés mentaux peuvent être jetés à la rue. Disons que cette décision est prise par des « émotivement défavorisés » ce qui évitera de dire qu’elle l’est par des salauds.
On « désinstitutionnalise », ce qui veut dire qu’on remet sur le trottoir des individus dont on a déjà décidé pourtant, diagnostic médical à l’appui, qu’ils ne devraient pas y être. Qu’est-ce qui a changé? A-t-on trouvé un nouveau médicament miracle? Une nouvelle solidarité humaine est-elle née qui va faire que ces gens soient protégés ? Bien sûr que non! Ce qui a changé, c’est la volonté de l’État de mettre les handicapés mentaux à l’abri, comme on le fait depuis des siècles, remplacée par une nouvelle volonté: celle de réduire les dépenses de l’État, quelles que soient les souffrances qui en découlent.
Quand on remet sur le trottoir un patient de psychiatrie qu’on avait interné pour juste cause, croit-on qu’on lui rend un service? Pense-t-on que cet être défavorisé va, miraculeusement, se trouver un emploi quand d’autres qui n’ont pas de handicaps n’arrivent pas à le faire? Qu’il va gérer un budget serré, négocier ferme avec son propriétaire et se trouver le ou la partenaire rêvé(e)? En fait, on le remet à sa solitude, à son échec, à sa souffrance. On le remet à son angoisse jusqu’à la prochaine crise aigüe qui le conduira à l’urgence du premier hôpital sur-achalandé où il viendra perturber un système déjà au point de rupture.
Et s’il ne se rend pas au prochain hôpital? S’il décide de façon irrationnelle que c’est son voisin la cause de tous ses maux? S’il devient agressif? Est-ce qu’on rend service à la population en général en laissant errer partout, au hasard de leur angoisse, des individus dont on a déjà conclu qu’ils n’étaient pas toujours capables d’un comportement raisonnable? Des individus qui peuvent ouvrir des sacs d’ordures avec un couteau…
Pour économiser quelques dollars, nos dirigeants ont décidé de changer le fardeau de la preuve. Il ne s’agit plus d’interner tous ceux dont un diagnostic médical à décrété qu’ils pouvaient parfois être dangereux, mais de laisser en liberté, pour faire des économies, tous ceux dont on croit qu’ils pourraient parfois ne pas l’être. Un risque calculé, quoi… Je dis que c’est plutôt un calcul risqué.
Combien des désinstitutionnalisés ont été mêlés à des incidents, allant de la bagarre, a l’assaut, au suicide, depuis qu’on les a mis en liberté non-surveillée entre deux crises? Essayez de le savoir ! Ce sont des chiffres qu’on nous cache, comme il faut littéralement voler les statistiques indiquant combien de crimes de violence graves sont commis par des récidivistes.
La désinstitutionnalisation ne répond à aucune préoccupation sociale ni humanitaire. Elle est une ignominie parmi tant d’autres, qui reflète l’absence de morale et de sensibilité à la misère humaine de l’État néo-libéral. Un État qui s’est donné pour unique mission d’encadrer l’exploitation des faibles par les forts; l’enrichissement de plus en plus scandaleux d’une minorité qui ne vit que de ses rentes et de spéculation, au détriment de ceux qui travaillent comme de ceux qui ne peuvent même plus travailler.
Bavure #2 On laisse des pauvres sur le trottoir
Il y avait en 1991 quand je me suis intéressés de plus près a la question, entre 2 000 et 25 000 itinérants à Montréal. Oui, je sais, ce n’est pas très précis comme estimation, mais tout dépend de celui ou celle à qui vous posez la question; ce qui fait une belle excuse pour ne rien faire, parce qu’il est bien difficile de faire une politique d’aide quand on ne sait pas à combien de gens elle s’adresse.
Et puis ceux qui errent et quêtent dans nos rues sont un groupe hétéroclite où se mêlent les vieux de la robine, les jeunes junkies, les débutantes et débutants de la passe sur trottoir, les fugueurs et fugueuses d’occasion, les amateurs de tourisme bas de gamme et à peu près tout ce que vous pouvez imaginer. Comment faire une politique d’aide, si on n’a pas de « profil »?
Peut-être en suivant les voies du bon-sens, en cessant de dépenser du fric à concocter une politique compliquée pour décider enfin de faire quelque chose. Il n’y a pas d’excuse valable pour que, dans une société comme la nôtre, il n’y ait pas chaque soir un repas sain et un lit tiède pour tout le monde. Et ça n’aide pas de parler de sans-abris ou de SDF (sans domicile fixe) plutôt que d « itinérants ».
Il est sans doute vrai – et scandaleux – que 25 000 personnes seront une nuit ou l’autre sans abri cette année à Montréal; ils le seront pour une foule de raisons qu’il est intéressant de connaître, mais qui sont moins importantes que le fait tout simple de les loger cette nuit-là. Surtout, il existe un consensus que, si tout ce monde tâtera de l’itinérance, n’y a guère plus de 2 000 vagabonds endurcis pour qui l’itinérance est le mode de vie permanent et accepté.
Et ces 2 000 personnes ne constituent pas un groupe si disparate; ce sont en immense majorité des hommes, ils sont sans liens familiaux actifs et ils ont une dépendance pathologique envers l’alcool, ce qui en fait des malades. C’est ça, le fameux « profil ».
Ces malades, qui les soigne ? Personne ne les soigne, sauf s’ils échouent en crise dans une urgence d’hôpital. Pourtant, il en coûterait quoi de donner à chaque itinérant « régulier « – et ils sont connus – une fiche lui assurant gîte et couvert? Chaque itinérant aurait désormais une adresse et pourrait se voir assigner un curateur recevant son chèque du B.S et payant pour lui son lit et son repas. Pourquoi ne le fait-on pas?
Est-ce parce que nous avons perdu toute pudeur que nous ne cachons plus l’itinérance, ou faute de fonds que nous n’y apportons pas de remède… ou parce que nous tenons à garder bien à vue l’image omniprésente de la misère exemplaire? Les vieux clochards ne sont-ils pas là pour pour illustrer le destin qui frappe ceux qui ne jouent pas le jeu ? Pour consoler ceux qui ne bénéficient pas du boom économique néo-libéral, mais à qui il reste un chèque du B.S pour vivre, dont les enfants sont nourris à l’école et qui n’ont encore à quêter que quelques jours par mois pour joindre les deux bouts ?
« Voyez » – leur dit le Système – « Ça pourrait être pire; vous pourriez être seul, éthylique, sans abri… Accrochez-vous solidement à la pauvreté subventionnée et taisez-vous; un moment d’inattention, un geste de révolte et vous pourriez tomber dans la misère abjecte, l’itinérance… ». Et une partie croissante de la population apprend, de cette leçon de choses, à faire la queue en attendant un emploi qui n’existe pas, en attendant une formation qui ne mène à rien, en attendant la soupe…
Bavure #1, Bavure #2… La mort de l’itinérant est aussi absurde que celle du passant. L’absurdité du système est partout. Ce serait chouette si Patrick en parlait, de ça aussi, car il n’y a pas qu’en les canardant dans la rue qu’on peut tuer les gens. On peut aussi les laisser mourir. Voir l’article de Yves Boisvert » Le clochard et le flic »
Pierre JC Allard