Je souscris ardemment à la technologie et à la science. Je crois qu’ensemble, elles constituent une des plus grandes entreprises intellectuelles et spirituelles de l’humanité. Et pourtant, en contemplant la façon dont nous utilisons la technologie sur un plan personnel, je me désole.
Bien sûr, il y a toutes les applications mal inspirées des technologies, particulièrement au chapitre de la dégradation des sols et des eaux, ou encore dans la détérioration des milieux humains, notamment par le triomphe des autoroutes et des boulevards commerciaux dont le boulevard Taschereau est un représentant emblématique au Québec. Mais ce procès-là a déjà été fait amplement ailleurs et ce n’est pas sur cette dimension que je désire m’attarder ici.
C’est notre utilisation personnelle des technologies qui retient mon attention. Par exemple, je regardais l’autre jour une table où étaient assemblés sept jeunes dans les débuts de la vingtaine. Sur les sept, quatre étaient en conversation via leur cellulaire, totalement absents des échanges qui occupaient les trois autres, et qui devaient presque crier pour s’entendre par-dessus la jasette des adeptes du cellulaire qui, comme on le sait, ont tendance à parler aussi fort que s’ils s’adressaient à une assemblée publique.
Voici une des technologies les plus intrusives de notre époque. Avec tant de jeunes, il est presque impossible aujourd’hui de tenir une conversation autour d’une table. Inévitablement, ils se font happer ailleurs par la sonnerie de leur bidule. Et y a-t-il rien de plus impoli que cette sonnerie à laquelle les gens donnent toujours la plus haute priorité? C’est comme un enfant mal élevé qui interrompt sans gène tout le monde et à qui les parents donnent aussitôt toute leur attention.
J’en ai d’ailleurs pris mon parti à l’époque où je travaillais dans la salle de presse du journal Les Affaires. Quand j’étais dans le bureau du chef de pupitre, la moindre sonnerie de téléphone qui, en fait, nous interrompait, avait sa priorité absolue. J’ai vitre compris le truc. Je ne me rendais plus à son bureau; je l’appelais. Comme ça, j’étais certain d’avoir la priorité.
Cette impérialisme de la technologie, qui brise le rapport immédiat entre les gens, sans parler du rapport des gens à leur intimité propre, prend une multitude de formes. Mon épouse a récemment consulté pour la première fois une femme médecin. Le questionnaire, pourtant si crucial, a été complété par une infirmière. La médecin, qui n’a reçu mon épouse que pour cinq minutes dans son bureau, n’a pratiquement jamais levé les yeux de sa paperasse où elle notait différents tests à faire passer à mon épouse ou prenait des notes en réaction à certaines questions. Cette dame était obnubilée par la technologie des tests au point d’escamoter les trois points de contact fondamentaux d’un médecin avec son patient : le questionnement, l’observation visuelle et le toucher. Non pas que les tests ne soient pas un supplément d’information extrêmement précieux, mais pas au point de reléguer aux oubliettes les moyens essentiels du rapport entre un médecin et son patient.
Dans les entreprises, les technologies, extraordinairement efficaces, j’en conviens, en sont venues dans bien des cas à dresser un écran insurmontable entre les couches managériales et le personnel d’exécution. On gère à force de ratios, d’écrans de pourcentages et de tendances chiffrées, et on en oublie complètement le contact simple et direct avec les employés sur plancher.
Un des lieux où la technologie est certainement la plus pernicieuse tient aux jeux vidéo voués à la violence et à l’entraînement simulé au crime. Coiffer du terme de « jeu » de tels outils d’abêtissement et d’abrutissement de l’âme tient du prodige, un prodige de mensonge et de stupidité.
Avec ces simulations, on enseigne aux jeunes des leçons de laideur, de violence et de mort. Et qu’en est-il de technologies de simulation qui pourraient enseigner les grands acquis de l’art et de la science, par exemple? Il n’en existe pratiquement pas. Je connais un individu qui a accéléré considérablement son apprentissage de la composition musicale et de toutes les disciplines attenantes – harmonie, contrepoint, arrangement, orchestration – en ayant recours à quelques logiciels de musique. Ce qu’il a fait tient de l’exception. Les quelques autres personnes que j’ai croisées qui ont montré un vague intérêt pour la musique se servaient de logiciels, comme Band-in-a-Box, qui faisaient pratiquement le travail d’harmonisation et de composition pour eux.
C’est le grand malheur de notre rapport aux technologies. Nous ne nous en servons pas pour élargir et approfondir notre vie; nous sommes asservies par elles et nous les laissons nous drainer à petit feu de notre puissance et de nos habiletés.
Ce n’est pas seulement dans le corps que nos concitoyens sont adipeux et obèses, c’est aussi dans l’âme, dans la tête et dans l’esprit. Et ce sont surtout les technologies qui sont premières coupables de cette ablation silencieuse de notre être que nous les laissons perpétrer à notre endroit.
Il pourrait en être autrement. Ce recours aux technologies par notre main gauche, celle de la paresse, de l’inertie et de la passibité, n’est pas inévitable. Il y a moyen de s’en emparer par la main droite, celle par laquelle nous construisons notre caractère et renforçons nos talents. Malheureusement, c’est trop peu souvent le cas.