Le capitalisme intellectuel – 1

Yan Barcelo, 7 août 2011

Au début du siècle, une compagnie américaine aux prises avec une grosse pièce de machinerie défectueuse avait fait appel aux services de plusieurs techniciens pour la réparer, mais en vain. On décida donc de faire venir de l’autre bout du pays le plus éminent spécialiste de la profession.

Celui-ci se présente quelques jours plus tard avec une toute petite trousse d’outils. Il fait lentement le tour de la machine, écoutant ici, frappant du poing là, collant son oreille contre la paroi ailleurs. Au bout de quinze minutes, il ouvre une petite porte, sort un marteau, donne un coup, referme la porte, et indique qu’on peut remettre la machine en marche, ce qu’on fait aux yeux ébahis de tout le monde présent.

Quelques semaines plus tard, le directeur de la production reçoit une facture du spécialiste au montant, très élevé pour l’époque, de 1000$. Quelque peu contrarié, le directeur retourne la facture en demandant au spécialiste d’expliquer dans le détail ce qui peut justifier une note aussi élevée. Après tout, écrit-il au spécialiste, « vous n’avez été ici que trente minutes au plus et vous n’avez donné qu’un seul coup de marteau ». Quelques semaines plus tard, une nouvelle facture arrive, toujours au montant de 1000$, cette fois avec les détails requis :

  • Coup de marteau : 5,00$
  • Pour avoir su où donner le coup de marteau : 995$
  • Total : 1000$

Voilà exprimée en une facture succincte l’essence de cette nouvelle créature qui prend un peu plus forme chaque jour sous nos yeux : le capitalisme intellectuel.

Il faut dire que la valeur de la connaissance dans l’équation économique n’a pas attendu le troisième millénaire pour se manifester. Voilà des siècles, par exemple, que les cavaliers montaient des chevaux, mais l’individu anonyme qui a inventé l’étrier a permis au cavalier de se dresser sur sa bête et, devenu ainsi indépendant, de décocher ses flèches avec une précision et une rapidité inconnues jusque-là. C’est l’invention qui a permis, par exemple, à Genghis Khan de monter la plus formidable machine de guerre et de constituer le plus vaste empire terrestre que l’histoire ait connus.

Au tournant du siècle, avec l’avènement des laboratoires privés, comme ceux d’Edison et de Marie et Pierre Curie, la connaissance a pris un nouveau tournant : on en a soudain constaté l’immense valeur économique et on a entrepris de l’industrialiser. On a également commencé à mettre en place les grands bureaux de brevets qui permettaient, en quelque sorte, d’ériger une clôture invisible autour d’un territoire de connaissance pour en préserver l’exclusivité.

Pendant tout le vingtième siècle, bien qu’on savait que la connaissance avait son importance, on a continué de croire que le capital financier et les actifs immobilisés constituaient l’essentiel de la valeur économique. Et c’était vrai dans une certaine mesure, car les actifs financiers et les immobilisations étaient les choses les plus rares et les plus chères ; la connaissance elle, était plutôt bon marché.

La fin du XXe siècle et ce début du 3e millénaire nous apportent une nouvelle réalisation : la plus grande valeur, c’est la connaissance. Il en fut d’ailleurs toujours ainsi, mais nous ne nous en rendions pas tout à fait compte. Nous pensions, obscurément, que si la caravelle était supérieure à la galère, l’arquebuse à l’arbalète, cela tenait en quelque sorte à la matière et aux matériaux mis en jeu. Illusion. La caravelle est supérieure à la galère par son concept, et rien d’autre ; l’organisation des matériaux procède ensuite de ce concept.

Cette « illusion matérielle » nous a poursuivis très longtemps. Jusqu’au début des années 1990, c’est à une telle illusion que succombaient, par exemple, les grandes banques canadiennes qui refusaient encore de financer les entreprises de logiciel sous prétexte que leur seul actif véritable était la disquette de 2,00$ sur laquelle le code du logiciel était inscrit. Que le logiciel puisse commander des ventes de dizaines de millions dans le marché ne voulait rien dire.

Mais les entreprises et le monde financier ont commencé à voir de plus en plus la lumière, ce qui donne jour à présent au capitalisme intellectuel. La raison en est finalement fort simple : les composantes conceptuelles de pans entiers de l’économie sont devenues tellement importantes qu’on ne pouvait plus manquer de les voir. Dans l’ancienne économie, il y avait beaucoup d’éléments matériels collés à un peu de connaissance. On pouvait donc comprendre que les gens gardent les yeux fixés sur les éléments matériels et négligent la teneur en connaissance. Aujourd’hui on trouve beaucoup de connaissances collées souvent à un peu de matière. C’est le cas de pilules en pharmaceutique, de puces en électroniques, de réseaux optiques en télécommunications.

(Je vous invite à laisser des commentaires, toutefois, je ne pourrai y répondre avant le 15 août. )

1 commentaire

Classé dans Actualité, Yan Barcelo

Une réponse à “Le capitalisme intellectuel – 1

  1. Vous devriez ajouter à votre analyse le concept de saisi d’intangibles. Les banques et autres investisseurs veulent pouvoir saisir quelque chose au cas où. Ils demandent donc des brevets. Mais de l’expertise, c’est impossible ou presque à circonscrire. Un expert qui part sans avoir formé la relève ne peut pas «facilement» être empêché de travailler. Donc la valeur intangible peut disparaître ou bien se ramasser chez le concurrent.

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