Yan Barcelo, 2 octobre 2011
(Je poursuis cette semaine avec une critique, entreprise la semaine dernière, du livre L’esprit de l’athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu, du philosophe français Albert Comte-Sponville. A titre de principale critique, j’exprimais l’opinion que Comte-Sponville se méprend sur l’impulsion humaine fondamentale qui donne naissance à la religion et à la spiritualité.)
L’espérance et la foi que dénonce Comte-Sponville sont inhérentes à toutes les religions. Dans le christianisme, ces vertus théologales se fixent sur la volonté de Dieu et de son royaume, dans le bouddhisme, sur les infinies sagesses du Dharma et du lieu de repos final, le Nirvana. Peu importent les formes exaltées que prennent la projection de l’espérance et de la foi humaine, cette espérance et cette foi expriment une réalité et une interrogation fondamentales, que voici : nous sommes aux prises avec un monde difficile et extrêmement laborieux dans lequel nous sentons l’appel de devoirs moraux et d’exigences spirituelles. Ces devoirs et exigences nous imposent souvent beaucoup d’efforts, de sacrifices, de souffrances. Tout cela est-il en vain? La loi morale et l’appel de l’esprit qui nous hantent ne sont-ils que des leurres? Des illusions? Ou existe-t-il – et c’est ici la question essentielle – existe-t-il un ordre universel, cosmique, final qui « charpente » et justifie ultimement cette loi et cet appel. Et sommes-nous tenus d’harmoniser nos vies avec les exigences de cet ordre universel? Nous ne le savons pas. Nous pouvons seulement y croire, y investir notre foi. Et, y posant notre foi, cela nous donne l’appui nécessaire pour poursuivre notre laborieux et difficile chemin.
Comte-Sponville croit aussi à la valeur intrinsèque de la loi morale, mais en lui retirant l’appui des échafaudages d’arrière-monde. Pour un individu, cela peut passer. Mais pour une culture et une civilisation, c’est un jeu dangereux. Car, enlever ces échafaudages et ces points d’ancrage dans l’invisible métaphysique d’un monde divin (ou d’un monde nirvanique), c’est ouvrir la morale et l’ordre social aux menaces du relativisme, de la sophistique et du nihilisme. Comte-Sponville reconnaît volontiers la présence mortifère des deux derniers ennemis, mais il s’accommode volontiers du relativisme, reconnaissant que l’ordre moral est dépendant des sociétés et de l’éducation. C’est un terrain où aucune tradition spirituelle ne va le suivre. Toutes considèrent la loi morale comme étant universelle, intrinsèque à l’humain et non conditionnée.
Or, qu’est-ce que Dieu? (Question que me posait la semaine dernière un lecteur de mes chroniques.) Je ne sais pas. Personne ne le sait, bien que certains, parmi les plus grands mystiques, disent en avoir eu la vision. Mais quant à moi, et pour le commun des mortels, Dieu est la figure qui, en Occident, « incarne » cette justification du labeur d’une vie. Certains appellent ce point Allah, d’autres lui donnent le nom de Brahman, ou encore du Grand Manitou ou de Bouddha. Quel que soit le nom qu’on lui donne, ce point est le lieu d’accueil et de repos ultime et final où l’odyssée de l’individu moralement constitué et spirituellement troublé trouve son point d’aboutissement. Mais ce point d’accueil n’agit pas seulement comme un havre où on va finalement mettre son navire en quille, il est aussi un impératif qui appelle et exige la conformité à Sa Loi et Sa Volonté.
Le christianisme a développé un « modèle » de Dieu comme étant personnel et créateur. Pour l’hindouisme, il est impersonnel et non créateur. Pour le bouddhisme, il n’y a pas Dieu; son rôle est toutefois tenu dans par les notions de Dharma et de Nirvana.
Au fond, peu importent les attributs spécifiques qu’on donne à Dieu, à Brahman ou à Dharma. Ce qui importe, c’est le rôle que ces notions sublimes jouent dans l’orientation et l’engagement du destin individuel de chaque humain en chemin vers l’Absolu.
Cependant, la façon dont on définit l’Absolu est loin d’être sans conséquences au niveau des civilisations. La tradition judéo-chrétienne a défini Dieu comme s’inscrivant dans l’histoire et animant celle-ci d’un souffle d’amour. Et cet amour embrasse dans son déploiement tout le monde matériel et entraîne le service actif à l’endroit du prochain. Cette notion sublime est absente des autres grandes religions et spiritualités. Si elle y a fait son apparition, ce n’est que dans les 150 dernières années, au contact justement du christianisme. Mais pour ces traditions, le monde est une vallée de larmes et de souffrances dont il s’agit de s’évader, un point c’est tout. Il ne s’agit pas d’y contribuer, d’y faire œuvre scientifique, politique, éducationnel ou autre. Il faut s’en éjecter : tel est le rôle assigné à la pratique spirituelle.
Or, la spiritualité que propose Comte-Sponville est à cheval sur deux bases instables. D’un côté, il adhère aux acquis des valeurs et de la morale chrétienne, ce qui entraîne un engagement volontaire dans les œuvres de ce monde. Et il se montre à la mesure de cet engagement. De l’autre, il souscrit à une spiritualité héritée de l’Orient, tout axée sur la sortie du monde. D’un côté – le côté chrétien – il ne retient rien des arrières-mondes métaphysiques et divins qui ont accouché de l’héritage chrétien, auquel il souscrit pourtant. C’est une position bien fragile. Car enlevez les bases à un édifice, que va-t-il lui arriver?
Mais sa position est tout aussi fragile du côté spirituel. Car il ne retient pas des traditions orientales les arrières-monde du Dharma et de la métempsychose (ou les cycles de réincarnation) qui sous-tendent et structurent le labeur de cette vie humaine. D’un côté comme de l’autre, il suspend les individus et les cultures au-dessus du néant. Position très inconfortable et susceptible de créer plus de désespoir et de dépressions que d’enthousiasme et de vitalité.
Finalement, la faille essentielle du credo athée de Comte-Sponville tient à sa position héritée du relativisme nietzschéen et de la pensée de l’absurde , deux positions pratiquement incontournables pour quiconque se définit en tant qu’athée en Occident. Pour lui, l’impératif moral, auquel il souscrit par ailleurs, est sans fondement universel. À ce chapitre, il est un relativiste « soft ». Mais il y a plus : ce qu’il appelle le mal de la nature, cette prévalence omniprésente de la violence, de la brutalité et de la souffrance dans le monde animal et dans l’humanité, un « mal » sans justification aucune. Si l’esprit humain, dans ses activités de pointe de l’art, de la philosophie et de la mystique, réussit à s’élever au-dessus de ce gouffre sans fond de violence, ce n’est pas parce que l’œuvre spirituel s’inscrit dans une vaste économie cosmique où des formes de vie moins avancées font péniblement leur chemin vers la lumière divine. Non, cela tient d’une sorte de hasard évolutionniste de type darwinien lié à une quelconque mutation aléatoire.
Finalement, je salue le travail de Comte-Sponville et je crois qu’il part « d’un bon naturel » comme dit le chêne dans la fable de La Fontaine. Mais le résultat auquel il arrive est une sorte de créature inachevée de laboratoire, un monstre conceptuel en éprouvette. Il y a encore du travail à faire sur cet organisme philosophique avant qu’il puisse vivre et prospérer à la pleine lumière du jour. Je fais le pari que, lorsque ce jour arrivera, cet organisme ressemblera beaucoup à la sublime sculpture spirituelle et morale que le christianisme nous a léguée.