On m’a virtuellement « entarté » – vitriolé serait plus proche de la vérité ! – dans quelques courriels cette semaine, ce qui m’a fait bien plaisir. Grande gratification, car j’ai eu un signe que quelques-uns avaient lu mes bouquins, et avec assez d’intérêt pour protester quand j’ai parlé d’abattre cette vache sacrée qu’est l’éducation. C’est que, depuis des décennies, l’éducation n’a pas eu de plus fervent promoteur que moi. J’étais à l’OCDE dans les années 1960, quand Denison, Schultz et d’autres révélaient que RIEN ne contribuait plus rentablement au développement que l’éducation, et j’ai été au premier rang des convertis. J’ai été convaincu et c’est le principal message que j’ai porté durant toute ma carrière… Alors on me morigène un peu sur ma « trahison »… Ce petit texte devrait éclaircir ce malentendu.
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Quand je dis qu’il faut en finir avec l’éducation, je ne suggère pas d’arrêter la diffusion des connaissances ni leur acquisition. Je dis trois (3) choses :
1) Je dis d’abord qu’il faut mettre fin à la confusion, tout à fait sciemment créée par ceux qui en profitent, entre l’éducation/formation professionnelle qui permet directement de produire des biens et des services pour lesquels il existe une demande … et l’éducation culturelle qui permet le développement personnel de l’individu. La première est une CONDITION nécessaire de l’enrichissement de la société et est un INVESTISSEMENT. La seconde est une CONSÉQUENCE de cet enrichissement et est une DÉPENSE.
La première est une priorité, car c’est par elle que passe le défi de remettre tout le monde au travail et de revenir à une société de collaboration tendant vers l’interdépendance et donc plus d’égalité, plutôt que de plonger plus avant dans une société d’exploitation où l’assistanat occupe de plus en plus de place, avec à terme des effets terribles dont je ne veux même pas discuter ici. La seconde n’est pas anodine non plus: elle est peut-être le seul aboutissement de l’aventure humaine; mais elle est néanmoins un plaisir, et qu’on ne peut s offrir que si on l’a mérité.
Une politique d’éducation et son financement doivent donc reposer sur la fin de cette confusion
2) Je dis aussi qu’il faut distinguer clairement entre « enseignement » et « apprentissage ». Ce qui est enseigné est sans autre intérêt qu’administratif; ce qui importe, ce qui est vraiment éducation, c’est ce qui est appris. De là découle la nécessaire prise en compte des autres médias qui transmettent de l’information. Une information qui peut-être connaissance formelle, mais aussi interprétation des connaissances, interaction entre elles et parfois la présentation d’hypothèses ouvertes venant remplacer le corpus unique actuel, supposé vecteur d’une globale et immuable réalité.
Ce qui est enseigné doit l’être par modules, ceux-ci constituant une maquette recouvrant ce que l’on sait qui est su et pouvant faire chacun l’objet d’un contrôle strict. C’est ce contrôle qui est à la base de la compétence professionnelle formelle que l’on peut reconnaître à l’apprenant, et donc de tout système efficace de placement, de prévisions des besoins en main-d’œuvre, d’évolution des programmes et éventuellement d’un régime acceptable de revenu garanti.
Ce qui est « appris », au contraire de ce qui est enseigné, procède de tout le vécu de chacun. On apprend par le biais d’un quasi-enseignement plus ou moins formel, par des lectures discrétionnaires, par le simple contact avec les choses et les événements, ou par les rapports établis avec les autres, auquel cas on peut parler d’« interformation »
Une compétence qui n’est pas enseignée peut néanmoins être apprise. Elle peut avoir une valeur professionnelle et c’est la responsabilité de l’État de veiller à la vérification des acquis pour s’assurer que quiconque a une telle compétence ne sera pas privé de l’utiliser du seul fait qu’il n’a pas suivi la voie ritualiste d’un système d’enseignement. Pour cette raison, entre autres, seul l’État doit conférer des diplômes et donc être en charge de tout le volet docimologique du système éducationnel.
3) Je dis, enfin, qu’il faut donc pratiquement faire table rase de la structure actuelle de l’éducation pour permettre à tous d’en acquérir davantage – aussi bien professionnelle que culturelle – en rendant plus efficace et moins onéreuse la diffusion du savoir. Cela exige qu’on tire parti de toutes les méthodes modernes pour donner accès à la connaissance et à la compétence. Cela exige, prioritairement, qu’on remplace, dans toute la mesure du possible, l’enseignement par l’apprentissage autodidactique et que, même quand un enseignement est requis ou au moins semble utile, on remplace l’approche magistrale qui est à sa face même grossière et aujourd’hui désuète, par des procédés tuteuraux divers qui tiennent compte de la spécificité des apprenants.
Cette nouvelle approche remet évidemment en cause la mission des profs, lesquels doivent devenir des guides dans l’univers des connaissances et donc cesser de se prétendre la source ou les seuls dépositaires de celles-ci, ce qui, au rythme où la science grandit, est une prétention ridicule. Elle remet donc en cause leur nombre et leur formation et signifiera souvent leur réaffectation, ce qui ne sera possible que si on pose au départ deux principes : a) tout enseignant a droit au maintien de son revenu et de son plan de carrière en termes de revenus ; b) aucun enseignant n’a droit au maintien de son poste de travail ni des tâches spécifiques constituantes de ce poste. Ajoutons qu’une large partie des connaissances professionnelles sera transmise par des professionnels ayant reçu une brève formation pédagogique plutôt que par des pédagogues de carrières
Pour dispenser l’éducation, on cherchera à utiliser les lieux physiques présentement affectés à cette fin, mais on les modifiera, au rythme ou les ressources financières le permettront, pour les adapter aux nouveaux schèmes pédagogiques d’éducation à distance, d’autodidaxie, de tuteurât, d’interformation et de formation dans le milieu du travail.
Les premiers changements doivent toucher les volets professionnels spécifiques, mais le tronc commun de l’éducation, incluant sa composante culturelle doit aussi changer. Il doit d’abord être enseigné autrement, mais il faudra bien aussi que l’on s’interroge sur le contenu même de cette « culture » que l’on souhaite transmettre. Je ne veux pas m’écarter trop ici du thème de cet article qui est d’abattre la vache sacrée – de mettre fin au système d’éducation que nous avons – mais ceux qui sont curieux de l’avenir peuvent lire les articles de cette section du site Nouvelle Société.
Pierre JC Allard