En remontant le fleuve Saint-Laurent, Samuel de Champlain remarque une importante rivière qu’il baptise « rivière Batiscan ». Il aperçoit aussi une île, plus en amont, où il note la présence d’Amérindiens.
Le choix du nom de baptême de « Batiscan » par Champlain, pour la rivière en question est quelque peu contestable. C’est à croire que Champlain était un amérindien. Dire qu’il a « baptisé » l’endroit d’un nom amérindien devrait provoquer un « petit doute » dans notre esprit. La rivière devait s’appeler Batiscan, bien avant l’arrivée de Champlain. Évidemment les sauvages, n’étant pas Chrétiens, ne « baptisent » pas; alors l’argumentation risque de s’éterniser assez longtemps. Laissons le sujet de côté. Notons seulement qu’il « baptise » l’île qu’il aperçoit, du nom de « d’Île de Saint-Éloi ». Ce qui est beaucoup plus plausible et plus normal pour un Français. Cette île est aujourd’hui reliée à la terre ferme. Il l’a donc baptisé pour rien.
Les Amérindiens qu’il y rencontre sont de la tribu des Attikameks, qu’on retrouve encore de nos jours dans la Haute-Mauricie. Notons tout de suite que ce n’est pas Champlain qui les a « baptisé » de ce nom d’Attikameks. D’autres Indiens, des Algonquins venant de l’ouest, s’y arrêtent aussi lors de leurs voyages sur le grand fleuve. La rivière Batiscan s’ouvre sur un grand territoire de chasse allant jusqu’au bassin nord du Saint-Maurice en passant par la rivière des Envies. En insistant quelque peut, on atteint le Témiscaminque et, par la suite les grands lacs. Mais, à l’époque de Champlain, on se rend compte que nos « coureurs de bois » n’ont pas à « courir » très loin. Au début de notre histoire, ce sont les Amérindiens qui « courent » vers nous.
Voici une photo à faire rêver, de la très belle région de la rivière Batiscan :
Nos ancêtres vivent continuellement dans ces décors extraordinaires.
Les Amérindiens viennent à l’île Saint-Éloi vendre ou échanger leurs pelleteries aux commerçants français mais également, en douce, à leurs amis les « Canayens » qui les traitent d’égal à égal. Ces commerçants français, souvent pas très scrupuleux, échangent les fourrures pour de « l’eau-de-vie » à laquelle les Amérindiens prennent goût trop rapidement.
Il faut noter que ce sont les « autorités », la plupart du temps, qui fournissent « l’eau de vie » au « sauvages ». Certaines poursuites en justice (qui ont tourné assez court) le démontrent pleinement. La rivière Batiscan est un passage très fréquenté par les Amérindiens dans les premières années du développement de la seigneurie.
Douville raconte quelques beuveries des Indiens qui, inévitablement, troublent la paix des colons. On a, officiellement, passé sous silence le fait que la plus grande partie d’eau de vie vendue aux amérindiens se fait par l’entremise des personnages important de la région, beaucoup plus que par les coureurs de bois ordinaires. Il est clair que la collusion ne date pas d’hier.
Voici l’histoire d’un tel commerce illicite :
Jeanne Évard (1618-1682), surnommée Madame de la Meslée, dirige un réseau de trafic d’eau-de-vie au village du Cap (devenu plus tard le Cap-de-la-Madeleine). Madame est l’épouse de Christophe Crevier dit la Meslée. Ils se sont mariés en 1633 dans la région de Rouen en France et sont arrivés en Nouvelle-France vers 1639. Ils ont eu huit enfants dont une fille prénommée Jeanne qui épouse, en 1652, Pierre Boucher Sieur de Gros-Bois, capitaine de milice du bourg de Trois-Rivières. Boucher est gouverneur des Trois-Rivières pendant la majeure partie de la période allant de 1654 à 1668. Il est aussi propriétaire d’un fief au Cap-de-la-Madeleine, là où réside la famille Crevier.
Christophe Crevier Sieur de la Meslée est boulanger. Il décède en 1662 ou 1663. Sa veuve Jeanne Évard est incriminée en 1667 lors d’une enquête du Conseil souverain sur la traite d’eau-de-vie. Cette enquête est faite à la demande pressante des Jésuites qui ont sédentarisé un groupe d’Algonquins au Cap-de-la-Madeleine pour les protéger des Iroquois et des trafiquants d’alcool.
Mais en hiver, aussitôt qu’ils s’éloignent de la mission, les trafiquants les rejoignent en traîneaux et échangent de l’eau-de-vie contre des fourrures, de la viande d’orignal, des raquettes ou des mocassins qu’ils revendent ensuite avec profit, aux habitants de Trois-Rivières. Les Amérindiens peuvent tout autant, se procurer de l’alcool dans les maisons des trafiquants au village du Cap et même le consommer tranquillement sur place.
La plupart des témoignages entendus lors de l’enquête de 1667 désignent Jeanne Évard, sous les noms de Madame Crevier ou de Madame de la Meslée, comme la principale instigatrice de ce commerce avec ses fils Jean, Nicolas et Jean-Baptiste Crevier, ses gendres Nicolas Gastineau dit Duplessis et Michel Gamelin ainsi que ses domestiques Jean Hébert et Simone Dorian. En plus de faire son trafic illégal au Cap, elle organise aussi des voyages de traite dans les pays d’en-haut. Gastineau et Gamelin sont des « traiteurs » très importants de l’époque et ont une renommée quelque peu « historique ».
Le récit ne nous dit pas si elle poursuit ainsi le commerce de son défunt mari ou si ce trafic résulte de sa propre initiative. Je penche pour la deuxième hypothèse. On ne mentionne nulle part que le mari ait été impliqué dans la traite des fourrures. Il est également à noter que trois de leurs fils sont tués par les Iroquois.
Voici quelques extraits des témoignages qui l’incrimine :
Henry Derby (tiens, tiens! Déjà un « Anglais » à cette époque) étant à boire sa part d’un pot de vin au logis de Madame Crevier, était arrivées deux Sauvagesses qui avaient apporté trois cervelles pour lesquelles la Dame de la Meslée leur aurait donné une pinte de vin. —
Benjamin Anseau affirme que tout l’hiver il a vu plusieurs fois des Sauvages et Sauvagesses ivres dans le village du Cap … (les Sauvages) par plusieurs fois lui ont dit en venir traiter en sa maison. —
Pierre Coustaut a souvent vu des Sauvages ivres et presque toujours le bruit courait qu’ils s’étaient enivrés soit au logis de Madame de la Meslée, soit chez Madame Duplessis (sa fille). —
François Frigon a vu Madame Duplessis servir du vin ou de l’eau-de-vie, à un Sauvage nommé Rakoué et à sa femme, qu’elle tenait enfermé dans un cabinet qui tient à sa maison (J’imagine que c’est l’eau de vie qu’elle tenait enfermée dans un cabinet et non la femme de Rakoué).
Malgré ces témoignages, il n’y a aucune accusation de portées contre Jeanne Évard et son groupe. Elle est la belle-mère du gouverneur, mais notons aussi, que le juge royal, Michel Leneuf du Hérisson, a lui-même, parmi ses proches, des trafiquants notoires, nous le verrons plus loin.
Dégouté par le comportement de sa belle-famille, Pierre Boucher, un homme foncièrement honnête, démissionne du poste de gouverneur quelques mois après l’enquête, pour aller finir ses jours dans sa seigneurie de Boucherville près de Montréal. Il dit chercher « un lieu dans ce pays où les gens de bien puissent vivre en repos ».
Jeanne Évard n’est pas la seule « dame » de la société trifluvienne à être impliquée dans le trafic de l’eau-de-vie. Une autre enquête avait eu lieu en 1665, qui incriminait Marguerite Le Gardeur, une dame de la noblesse, épouse de l’ancien gouverneur de Trois-Rivières Jacques Leneuf de la Potherie, et belle-soeur du fameux juge royal, Michel Leneuf du Hérisson. Aucune accusation n’a été portée contre elle non plus. On l’avait même dispensée de témoigner à l’enquête. Comme on le voit, l’eau de vie n’était pas distribuée au Amérindiens par les colons ordinaires.
Située sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, en aval de Trois-Rivières, la seigneurie ecclésiastique de Batiscan est concédée aux Jésuites par le Révérend Père de La Ferté, aumônier du Roi et membre de la Compagnie des Cent-Associés. C’est une vaste seigneurie qui s’étend de la rivière Champlain à l’ouest, à la rivière Batiscan à l’est et qui se prolonge vers l’intérieur au-delà des premiers contreforts de la chaîne des Laurentides. Son relief passe successivement d’une plaine côtière fertile à un plateau plus élevé encombré de terrasses, de moraines et des premiers soubresauts des Laurentides. Les cours d’eau, rivières Batiscan, Champlain et leurs affluents, rejoignent le nord de la seigneurie et serviront, au début du XVIIIe siècle, à l’avancée du peuplement vers l’intérieur.
En possession de sa censive dans la seigneurie de Batiscan, le censitaire, tout en respectant, tant bien que mal, les conditions d’établissement imposées par actes notariés, s’efforce de défricher le lot, d’y préparer le sol du jardin et d’y construire une première demeure.
L’entraide parentale ou du voisinage sont souvent nécessaires pour mener à bien cette tâche. La mise en valeur de sa censive demeure l’objet premier de sa participation à la vie seigneuriale batiscanaise. Du moins, c’est ce que les seigneurs exigent. Le « censitaire » contribue également à la vie paroissiale et communautaire de sa future paroisse. Il s’implique dans le choix du site tout autant que de celui de la construction de l’église. Il est responsable de la demande d’un curé permanent et de l’élection des marguilliers.
On le retrouve dans le corps de la milice. Son emploie parallèle de « Coureur de bois », fait de lui un excellent combattant et un tireur d’élite. À ce sujet, « l’œil de faucon » dont parle Fenimore Cooper dans l’épopée américaine « Le derniers des Mohicans », se traduit chez nous, dans le fait que chacun de nos Canayens en possédaient… deux.
Voici la raison pour laquelle nos ancêtres font la traite illicite des fourrures. Selon des recherches menées sur le monde rural canadien et les conditions de vie matérielle de sa population :
1) L’exploitation de 15 arpents de terres labourables constitue le seuil de subsistance d’une famille.
2) Un minimum de 30 à 40 arpents peuvent donner l’aisance à une famille.
3) Un seigneur réussissant à établir de 40 à 50 censitaires aisés sur sa seigneurie assure largement sa subsistance et peut même espérer faire du profit.
Et avant 1765, ces conditions nécessaires à chacune des familles de colons, tout autant qu’à chacune des Seigneuries, se comptent sur une seule main, sinon, pas plus de deux. Les Canayens n’ont pas le choix de s’adonner à la traite des fourrures pour survivre. Ils s’y consacrent gaiement et s’assurent ainsi une vie très « à l’aise ». La pauvreté n’apparaît réellement qu’à l’avènement de l’industrialisation.
Amicalement
André Lefebvre