Le monde des produits financiers dérivés est aussi astronomiquement vaste qu’en ses jours de gloire avant la crise financière. Plusieurs changements oeuvrent à en stabiliser les immenses échafaudages. Mais certains indices laissent croire que le secteur pourrait encore une fois être ébranlé par de puissantes secousses, dont le point d’origine se trouve en Europe.
Selon le plus récent rapport de la Banque des règlements internationaux, la valeur notionnelle totale des dérivés, en juin 2011, s’élevait à 708 billions $US (trillion en anglais, ou 708 mille milliards, soit environ 12 fois le PIB mondial). Suite à une hausse de 18% en six mois, on se retrouve avec un nouveau sommet historique qui dépasse celui de 683 billions atteint au seuil de la crise financière en juin 2008.
La plus grande catégorie dans cette masse de dettes est celle des contrats sur taux d’intérêt (swaps, contrat à terme, options), qui accapare 554 billions $US, soit 78% du total. Suivent après cela les contrats sur taux de change (swaps et contrats à terme) avec un total de 65 billions $US. Puis viennent les swaps sur défaillance (les fameux CDS, ou credit default swaps) à hauteur de 32 billions $US. Une dernière catégorie dite « non-assignée » (parce qu’elle tient aux transactions d’institutions qui ne font pas rapport) s’élève à 47 billions $US, où tous les types de dérivés sont mêlés sans ventilation aucune.
Pour tous ces dérivés, on parle d’un niveau d’exposition brut de 3 billions $US (3 mille milliards $US, deux fois le PIB du Canada), soit à peine 0,04% du total. Notons que juste avant la crise, on calculait ce niveau d’exposition à 3,2 billions $US.
Chiffres américains
Du côté des États-Unis, les chiffres du Comptroller of the Currency fournissent des détails dont on ne dispose pas pour l’Europe. Ainsi, on découvre que le total notionnel de 248 billions $US en dérivés financiers en septembre 2011 a augmenté chez l’Oncle Sam de 36% depuis juin 2008. Quatre banques accaparent 94% de ce montant, soit JP Morgan Chase (78 Billion $US), Citibank (56 B), Bank of America (53 B) et Goldman Sachs (48 B). Bien qu’ils ne retiennent que 35% des dérivés financiers de la planète, les États-Unis ont la part du lion des swaps sur défaillance, soit 15,5 billions $US, ou 48% du total mondial, encore une fois concentrés dans les mêmes quatre banques.
Si plusieurs des grands chiffres agrégés ont peu bougé depuis la crise financière, certains aspects ont changé sensiblement. Par exemple, en 2008, la BRI faisait état de 82 billions $US dans la grande catégorie des dérivés de crédit, où on trouvait notamment tous ces produits délétères comme les CDO, PCAA et autres MBS de ce monde qui ont agi comme de puissants amplificateurs de la crise immobilière. Les CDS y occupaient une part substantielle de 58 B $US. Le BRI ne rapporte plus que les transactions de CDS, dont la valeur notionnelle, on l’a vu, a chuté depuis de près de 50% à 32 B $US. Étonnamment, aux États-Unis, le niveau des CDS n’a pratiquement pas bougé depuis la crise, oscillant toujours autour de 16 B $US.
Changements et obstacles
Une grande différence depuis la crise tient au fait qu’une part croissante des dérivés financiers se transige maintenant via des chambres de compensation. Selon l’International Swaps and Derivatives Association, à Washington, le London Clearing House compense maintenant plus de 300 B $US en swaps sur taux d’intérêt. L’Intercontinental Exchange (ICE), pour sa part, compense 5 B $US de CDS. Toutefois, ces chambres de compensation ne sont pas des parquets publics, mais des organisations privées qui appartiennent aux grandes banques qui y transigent. Cela rend leurs transactions opaques aux yeux du public, mais sont accessibles aux divers organismes de réglementation.
Dans ces chambres de compensation, nombre d’avancées se font pour stabiliser et raffermir le secteur des dérivés financiers. En tout premier lieu, les positions des joueurs sont maintenant connues. Ensuite, ils sont appelés à déposer des biens en garantie (collateral en anglais) et des appels de marge sont faits dès que la position d’un joueur se détériore. Ce sont toutes de choses qui n’avaient pas cours avant la crise, une époque où la quasi-totalité des transactions se faisaient gré à gré et dans l’opacité la plus totale.
Ce travail de stabilisation ne fait que commencer, cependant. Et il souffre de plusieurs maux. Un des principaux tient à la chambre des représentants américaine, dominée par les Républicains, qui bloque le financement des réformes exigées par la loi Dodd-Franck et la nomination des directeurs des nouvelles agences (créées par cette même loi).
C’est sans compter la multiplicité de changements exigés simultanément par les autorités réglementaires partout aux États-Unis et en Europe, ce qui pourrait créer des risques accrus dans les réseaux de dérivés. « Nous nous demandons si trop de choses ne sont pas en train d’être faites par trop de gens dans trop de pays », s’inquiètait récemment Connie Voldstad, chef de la direction sortant de la puissante International Swaps and Derivatives Association, que certains grands investisseurs considèrent comme une des plus puissantes institutions de la planète.
L’assurance qui assure de moins en moins
La section la plus instable de l’édifice des dérivés financiers demeure celle des CDS, ces contrats d’assurance qui sont maintenant fragilisés par les problèmes de dette souveraine en Europe. Alors qu’en 2008 le système financier était mis en danger par des dérivés liés au marché immobilier, il l’est maintenant par les dérivés liés aux prêts souverains, disait récemment au Ellis Martin Report Jim Sinclair, un trader en produits de base au statut de légende aux États-Unis.
Par exemple, les banques américaines sont peu exposées aux dettes des pays européens à risque. Toutefois, elles leur sont fortement exposées par la voie des CDS, ayant soit vendu ou acheté des contrats d’assurance à l’endroit des prêts gouvernementaux.
Un article du magazine Fortune (4 janvier 2012) nous apprend, par exemple, que l’exposition de six banques américaines de premier plan à des CDS sur la dette italienne s’élève à plus de 200 milliards $US. « Au total, indique l’article de Fortune, les banques américaines détiennent probablement les deux tiers des CDS d’euro-dette en circulation. »
« Volontaire »? Et alors?
Or, la coupe de 70% négociée avec la Grèce sur la valeur de ses obligations n’a pas été déclarée « événement de crédit » par l’ISDA, car ce haircut est jugé « volontaire ». Cela signifie que les banques américaines qui seraient appelées à dédommager des contreparties à leurs contrats de CDS sont sauves, pour l’instant (la ISDA est revenue depuis sur sa position et déclaré la coupe de 70% comme étant un événement de crédit- mais seulement un mois après l’événement). On peut soupçonner que la ISDA a donné aux banques qui garantissaient ces CDS le temps de couvrir leurs engagements, sinon tout l’édifice financier aurait été ébranlé.
Par contre, les joueurs exposés à la dette grecque ont été heurtés de plein fouet. C’était notamment le cas de MF Global, qui a été entraîné à la faillite par la dévalorisation de la dette grecque.
Mais il n’y a pas seulement l’exposition à la dette grecque, italienne ou espagnole qui est en jeu. Il y a l’exposition des banques américaines aux banques européennes fragilisées par l’endettement de la zone euro – sans compter l’exposition d’autres banques européennes! Car, comme le notait le dernier rapport semestriel de la Banque centrale européenne, la probabilité qu’une ou plusieurs grandes banques européennes fassent défaut est à un sommet de 25%.
Solides, vraiment?
L’ISDA affirme que les CDS américains sont plus solides que jamais. Par exemple, un défaut de paiement de la part de la Grèce ne déclencherait pas une obligation de paiement massive d’assurance de la part des vendeurs de ces assurances. Pourquoi? Pour trois raisons, explique l’ISDA : l’exposition nette des joueurs qui ont vendu de l’assurance face à la dette grecque n’est que de 3,7 milliards $US; cette exposition est atténuée par la valeur de recouvrement des obligations sous-jacentes; enfin, 70% à 90% de cette exposition est couverte par des biens offerts en garantie.
Bien sûr, la coupe de 70% de la dette grecque ayant été jugée « volontaire » de la part de ses créditeurs, les vendeurs d’assurance n’ont pas eu à dédommager leurs assurés – au départ. Mais cela n’a guère arrangé ceux qui avaient acheté cette assurance.
D’autant plus que la décision de l’ISDA crée un dangereux précédent. Décider que les vendeurs de CDS n’ont pas à payer « a essentiellement ruiné les CDS à titre de véhicule d’assurance et nuit à la capacité qu’ont les investisseurs de se couvrir », disait à Fortune Bob Gelfond, chef de la direction du fonds de couverture MQS Asset Management.
Mais il y a plus : l’émission de CDS s’avère un geste qui ajoute encore à l’extraordinaire irresponsabilité qui prévaut au sein de ces instruments. « On est à un terme ultime d’irresponsabilité », disait Peter Tchir, chef de la direction du fonds de couverture TF Market Advisors dans le même article de Fortune. « Si un pays fait défaut sur ses dettes, les banques européennes domiciliées dans le même pays vont aussi faire défaut sur leurs dettes et ne paieront pas; alors, pourquoi ne pas vendre de la protection maintenant et faire bien de l’argent? » Et l’article de Fortune de demander : advenant un défaut de pays comme le Portugal, l’Espagne ou l’Italie, « qu’arrive-t-il alors à tous ces papiers que les banques américaines ont acheté de leurs amis européens? »
Un tel jour surviendra-t-il? Plusieurs spécialistes ne le croient pas, jugeant que la Banque centrale européenne (BCE) va couvrir les dettes gouvernementales pour lesquelles des CDS ont été signés, établissant un plancher à n’importe quelle perte. Mais les ressources de ces « banques de dernier recours » comme la BCE ou la Réserve Fédérale américaine ne sont pas infinies. Et tandis qu’elles volent au secours de leurs banques avec l’argent des payeurs de taxes (car ce sont ultimement les contribuables qui payent la note de ces prêts interminables), ces vénérables institutions contribuent à dévaloriser les monnaies et alimentent les feux d’une inflation future.
Les gageures sont ouvertes, car c’est une page de l’histoire financière qu’il reste à écrire.
YAN BARCELO