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Bien loger les gens; pratiquer l’art de faire des économies de service public; réunir les citoyens autour des églises et des bibliothèques déjà construites pour ne pas avoir à les dédoubler médiocrement; restreindre l’étalement des réseaux d’égouts pour mieux utiliser les ressources publiques; ramener les gens sur les trottoirs pour épargner les sols cultivables et leur permettre de se parler; réduire, pour les mêmes raison d’économie des sols, le nombre de stationnements dans les villes, voilà, justement, qui est «politique», au sens fondamental de ce terme (polis: ville), voilà qui est pratique! (Jean-Pierre Bonhomme 1991: 6-7)
C’est une émotion très particulière et pour tout dire plutôt jouissive qui enveloppe ce à quoi je vous convie ici. Quand notre rédacteur en chef, Pierre JC Allard, m’a fait l’honneur de m’inviter à joindre Les 7 du Québec, il m’a signalé que le «fauteuil» de Jean-Pierre Bonhomme se libérait, ce vénérable collaborateur (né en 1932) prenant sa retraite après soixante ans d’une carrière journalistique bien remplie. Ce qui a commencé comme une demi-boutade entre notre rédacteur en chef et moi a pris assez subitement une vive saveur, dense, aigre-douce, un peu déroutante. Ironie et satire en cocktail intime avec solennité et respect – cocktail bien bu, assumé, savouré – on s’est dit, comme ça, pourquoi ne pas jouer la tragicomédie académique jusqu’au bout, le nouveau bateleur ès strapontin, saluant l’ancien d’un coup de bicorne senti. Dont acte.
J’ai le sentiment, en saluant ainsi monsieur Bonhomme, de poser un geste que les intellectuels québécois ne posent d’ailleurs pas assez souvent, au demeurant. Soit hagiographes lourdingues et sirupeux, soit iconoclastes courts et revêches, nos penseurs, effectivement, ratent bien souvent le rendez-vous serein et calme du modeste recul historique ordinaire, celui qui assume, avec bonhomie (c’était obligé, il fallait que je la fasse), que les années passent et que les temps changent, certes, mais aussi qu’il y a eu des gens qui, en toute simplicité, sont venus avant nous, ont coulé le trottoir que l’on foule, charpenté la vieille maison que l’on redécore. Le coup de ces géants-dont-nous-sommes-les-nains-assis-sur-les-épaules-de, ça marche très fort avec moi. C’est une question de déférence élémentaire à l’égard de ce que nous sommes… en zone racine surtout, si je puis dire, autant dire dans le soliveau. Du passé faisons table rase, certes, mais, de temps en temps sélectivement quand même, respectueusement, et en conscience. Il faut établir à ce dont on hérite un rapport d’historien, cela implique une distance critique face à toutes les fluctuations des modes car le propre de la mode, c’est de se démoder. (Bonhomme 1991: 25b). Jean-Pierre Bonhomme a des choses à nous dire sur ça aussi, entre autres.
Ils ont coulé le trottoir que l’on foule, charpenté la vieille maison que l’on redécore… je ne croyais pas si bien dire, en approchant le «fauteuil» de monsieur Bonhomme. Dans une notule biographique datant de 2005 qu’il a courtoisement déposé pour moi chez notre rédacteur en chef, on apprend de Jean-Pierre Bonhomme qu’il est détenteur d’une licence en droit de l’Université de Montréal (1956, admis au Barreau un an plus tard) et qu’il a commencé son parcours journalistique en dirigeant l’hebdomadaire l’Aquilon de la Côte Nord du Saint-Laurent. Il a été correspondant pour le journal Le Devoir au parlement fédéral (notamment pendant la Crise d’Octobre 1970) puis adjoint au directeur du Consortium de recherche sur l’eau, un organisme créé par six universités québécoises pour combattre alors la pollution des eaux. Il a ensuite dirigé la rédaction du magazine hebdomadaire du journal La Presse. Puis, à partir de 1974, il a tenu la rubrique environnement pendant une dizaine d’année au susdit journal La Presse. Cette notule biographique que je cite ici s’ouvre sur une petite phrase que nous devons tous méditer, en ce jour si fleuri et si vert, autour du «fauteuil» de monsieur Bonhomme. Jean-Pierre Bonhomme est le premier reporter permanent spécialisé en environnement au Québec. Vous, je sais pas, mais moi, personnellement je trouve que c’est quand même pas rien, ça… Rappelons, pour mémoire, que c’était pas de la petite chique de traiter des questions environnementales, dans ce temps là. Ceux qui osaient le faire se faisaient encore ostensiblement regarder comme une flopée d’étranges par les petits esprits bien en place du temps…
Dans les Cahiers de géographie du Québec, l’urbaniste Béatrice Sokoloff, auteure d’un compte-rendu de l’ouvrage de monsieur Bonhomme Regard sur l’architecture et la ville, nous fait comprendre, de lui, qu’il est un observateur citoyen de l’environnement urbain (Le discours n’est pas celui du spécialiste, mais celui d’un amateur éclairé, d’un «honnête homme», parlant au nom du «citoyen ordinaire», auquel il adresse son plaidoyer pro-urbain). J’ai donc décidé de jouer pleinement le jeu et d’aller y voir par moi-même. L’ouvrage de monsieur Bonhomme est hélas épuisé et le généreux concitoyen a eu la gentillesse d’accepter de me prêter l’unique exemplaire qu’il lui reste. On allait donc se rencontrer et je m’en félicitais. Il est bon d’apprécier une sculpture en dur, autrement que par ses dessins. (Bonhomme 1991: 30b). Je me suis donc ébranlé, comme un petit navire. Habitant les Basses-Laurentides, j’ai pris un train de banlieue assez spacieux et passablement fonctionnel et me suis rendu, en cinquante petites minutes bien chronométriques (temps de métro et de marche inclus dans le décompte), au lieu de rendez-vous urbain sympa que nous nous sommes fixés, intersection Saint Laurent et La Gauchetière. J’en ai profité pour m’adonner à un petit exercice déjà pleinement inspiré de l’esprit citoyen et citadin de monsieur Bonhomme. J’ai regardé la ville. Je l’ai observée activement plutôt que de simplement m’y mirer sans réfléchir. Débarqué en plein quartier chinois, j’ai tout de suite admiré ce que monsieur Bonhomme appelle dans ses écrits, avec une discrète ironie, les vieilles pierres (Bonhomme 1991: 143-144). Le quartier chinois est proportionné, adéquatement dimensionné, chaleureux. Les gens y éprouvent du plaisir à déambuler simplement dans les rues, sans trop savoir pourquoi (Bonhomme 1991: 33b). Les affiches des commerces y disent ce qu’elles ont à dire, y montrent ce qu’elles ont à montrer. On sent tout de suite que cet endroit a une âme. Je rencontre monsieur Bonhomme dans un petit resto modeste mais à la carte savoureuse et je cacasse avec lui d’un tas de choses, et notamment, inévitablement, de cette histoire de «fauteuil». Un sourire en coin, il me dit, mi-sourcilleux, mi-chafouin: N’allez pas parler de moi au passé. Je suis du présent pas du passé. Soudain, plus Chanteclerc qu’Ysengrimus, je flacotte de toutes mes plumes. Pas question d’aller parler au passé de l’auteur, sur Les 7 du Québec, de cinquante-cinq (55) billets sur toutes sortes de questions sociales et sociétales, et pour qui, entre autres, la préservation du visage français de Montréal est une des priorités cardinales. Jean-Pierre Bonhomme se retire mais il n’est pas parti. Il entend bien qu’on n’applique pas, à son sujet, la Politique du Vieux Mur (Bonhomme 1991: 32-33). Le temps du bilan final n’est donc pas encore venu. Qu’on se le dise et qu’on parle de lui en conséquence…
Je me suis donc résolu de continuer d’assumer la démarche pro-urbaine vivante et vive de monsieur Bonhomme plutôt que de la ruminer abstraitement… Je me suis rendu le lendemain, toujours par le train et le métro, au Carré Saint-Louis, mon officine en plein air (les espaces verts vintage au cœur du monde urbain, quelle idée somptuaire pour nous tous, penseurs et rêveurs de ville! – Une place, c’est bien cela; un lieu qui affirme la propriété commune ouverte à tous… Bonhomme 1991: 21a) et, sur un banc, devant la fontaine de ce magnifique petit parc à l’anglaise, j’ai lu l’intégralité de l’ouvrage de Jean-Pierre Bonhomme. J’y ai découvert l’œuvre d’un observateur sagace, moderniste, cohérent et lucide qui assume pleinement la ville nord-américaine tout en ne mordant pas dans ses attrape-nigaud, sa mégalomanie (ayant moi-même vécu vingt ans à Toronto, j’ai trouvé son Toronto, ou l’inhumanité du gigantisme particulièrement remarquable – Bonhomme 1991: 92b-94b), son étalement anarchique, sa démagogie prétentieuse, son facadisme (Bonhomme 1991: 32-33, 75-77) et qui ne perd jamais de vue la dimension sociale et sociétale des dispositifs architecturaux urbains. L’architecture qui élève l’âme traduit cette unité de forme qui surgit d’une fonction connue (Bonhomme 1991: 32a). Recommandation expresse donc, tant envers l’homme qu’envers l’œuvre de réflexion critique et empirique. Moi, Ysengrimus (Paul Laurendeau), le loup qui grogne sur le monde, je suis très honoré d’entrer en ce cénacle des 7 du Québec sur le sentier urbain de Jean-Pierre Bonhomme. M’établissant dans son «fauteuil», je me dis (en un petit conseil implicitement autocritique que je me murmure, comme ça) que c’est là justement le «fauteuil» de quelqu’un qui ne s’est pas assis bien souvent… Chapeau du bicorne, Jean-Pierre Bonhomme! Il y a encore amplement lieu de méditer votre remarquable sagesse observatrice.
De mon poste d’observateur, il me semble que nous ne prenons pas assez en charge notre développement territorial. Nos hommes d’affaires, nos ingénieurs agissent davantage pour faire la démonstration de leur force que pour répondre aux besoins de la collectivité. À trop vouloir faire ainsi la démonstration de leur puissance, ils font trop souvent fi de la qualité générale de notre vie. Ils brandissent leur ciment, montrent leurs douzaines de gratte-ciels comme on tient une pique. (Jean-Pierre Bonhomme 1989: 134)
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SOURCES
Bonhomme, Jean-Pierre (1989), «Quelques rêves à ranimer», Le syndrome postréférendaire, Stanké, coll. Parcours, pp 123-137.
Bonhomme, Jean-Pierre (1991), Regard sur l’architecture et la ville, Montréal, Éditions du Méridien, 173 p.
Sokoloff, Béatrice (1993), «Compte-rendu de Bonhomme, Jean-Pierre (1991), Regard sur l’architecture et la ville, Montréal, Éditions du Méridien, 173 p.», Les Cahiers de géographie du Québec, vol. 37, n° 100, 1993, pp. 144-145.