Le nouveau totalitarisme du contrôle des appellations

.
.
.

Notre sidérante affaire débute il y a deux ans environ, quand l’actrice et chanteuse Lindsay Lohan intente une poursuite de cent millions de dollars américains contre une agence de publicité, pour l’utilisation du prénom LINDSAY dans un commercial du Super Bowl portant sur une petite bébé turbulente ayant tendance, disons, à abuser du biberon… Insistons fermement d’abord –en ouverture– sur un point. Ici, ce n’est pas mademoiselle Lohan qui déraille. C’est, plus nettement, la notion de propriété privée qui s’emballe et qui devient follement totalitaire… Il faut prudemment voir à ne pas se laisser influencer par un titre ou un sous-titre de canard racoleur et populiste. L’affirmation “The world revolves around Lindsay. [Le monde gravite autour de Lindsay]” est un commentaire d’ouverture poudre aux yeux, dans le genre de cette image bien connue du président Obama, ce bourgeois raffiné et un rien hautain, s’amenant en bras de chemise dans ses meeting populaires pour faire peuple lui-même. En ouvrant ici l’exposé de la nouvelle dans cet angle du ci-devant narcissisme de mademoiselle Lohan, un certain journalisme vous oriente sciemment la pensée. On dévie ouvertement de l’enjeu critique en cause et on manipule le propos au départ, dans la direction du petit potin sans portée. Le commentaire d’ouverture correct serait: Le prénom de Lindsay Lohan fait-il partie de la propriété intellectuelle (privée) de sa marque de commerce? La réponse reste non, mais le topo n’est plus détourné dans le style ad hominem et creux des feuilles de chou mondaines. Qui donc veut confondre ici l’entreprise qui poursuit avec l’ego de la petite vedette en cause dans la poursuite? Personne de vraiment sérieux. Pendant qu’on tape sur les doigts de mademoiselle Lohan tous en choeur, le totalitarisme privé lui, reste, en douce, bien niché dans les implicites non questionnés. Cela vient vieux à terme, ce genre de journalisme de surface. Ceci était MON ouverture sur cette question.

Traitons ladite question dans sa dimension radicalement ethnoculturelle (plutôt que superficiellement potino-anecdotique). Le problème est assez ancien. Il rejoint (sans s’y confondre) la question, toujours sensible, de l’antonomase sur marques de commerce (kodak, kleenex, et, en anglais, les verbes to hoover, to xerox, pour n’égrener que de maigres exemples qui, vieillots, ont la qualité, fort prisée vue l’ambiance, d’être sans risque). Alors, bon, les prénoms MICKEY, ELVIS et MADONNA sont-ils associés à des objets culturels spécifiques? Personnellement, je pense que oui. Par contre, cette poursuite-ci de cent millions (cela ne s’improvise pas par narcissisme individuel, une poursuite de cette amplitude) tente tout simplement le coup d’ériger LINDSAY en objet culturel similaire… À tort, je pense… mais il ne serait pas si facile de formuler un net critère démarcatif. Le problème, déjà fort emmerdant, se complique ici, en plus, d’une facette diffamatoire. On découvre, dans l’article que j’ai mis en lien, un résumé de l’argument de la poursuite. Il se lit comme suit: “They used the name Lindsay,” Ovadia said. “They’re using her name as a parody of her life. Why didn’t they use the name Susan? This is a subliminal message. Everybody’s talking about it and saying it’s Lindsay Lohan [Ils utilisent le prénom Lindsay pour parodier sa vie, a déclaré Ovadia. Pourquoi n’ont-ils pas pris le prénom Susan? C’est un message subliminal. Tout le monde en parle en disant qu’il s’agit de fait de Lindsay Lohan].” Bon, la légende urbaine du subliminal, on a compris ce que ça vaut, depuis un moment, allez. Mais ce qui m’ennuie le plus ici c’est le “Everybody’s talking about it [Tout le monde en parle]”. J’aimerais bien qu’on me cite les sources datées qui établissaient cette corrélation AVANT le buzz de cette poursuite même, qui lui, justement, désormais, impose cette susdite corrélation. En d’autre termes, bien… moquez vous de Lindsay Lohan ici et ailleurs, en rapport avec cette affaire, et vous alimentez simplement l’argumentation malhonnêtement victimisante sur laquelle se fonde justement la toute rapace poursuite en diffamation. Bonjour, le piège à con…

Cette affaire, cette flatulente énormité juridique, n’est aucunement anecdotique. Elle est bien plus qu’un fait divers. Elle a une portée qui va beaucoup plus loin que la simple trajectoire artistique ou mondaine de Lindsay Lohan. Mon tout petit rédacteur de journaux à potin qui ne veut pas voir plus loin, laisse moi maintenant t’expliquer. Tu ramènes le tout de la chose à du fricfrac interpersonnel, prouvant ici que tu n’y vois goutte. Il y a une notion que tu ne comprends pas: celle de jurisprudence. Je vais d’abord t’inviter à corréler ce débat sur la propriété commerciale du (fort répandu) prénom LINDSAY à cette poursuite-ci, agression ouverte procédant d’une dynamique similaire (sans narcissisme personnel de petite vedette à pointer du doigt, cette fois). Une entreprise privée, le Marché Saint-Pierre, poursuit une autre entreprise privé, l’éditeur d’un polar, sur la base diffamatoire: ne parle pas de moi, tu me dénigres. Une entreprise privée, l’estate de Lindsay Lohan, poursuit une autre entreprise privée, le publicitaire E-trade, sur la base diffamatoire: ne parle pas de moi, tu me dénigres. Comme le diraient ces bons ricains que, cher rédacteur de journaux à potins, tu adores et que tu prétends si bien comprendre: is there a pattern here? Dans les deux cas, une réalité publique du tout venant (un prénom, un lieu) est l’objet du délit au sein d’une poursuite en appropriation… La manœuvre juridique est identique (le reste, c’est, au pire, de l’anecdote, au mieux, de la nuance). La jurisprudence, elle aussi, est identique. Si le forban qui poursuit plante le forban qui se défend, moi, dans mon petit coin, je me prends de toute façon les tessons dans la gueule PARCE QUE LE RÉSULTAT FAIT JURISPRUDENCE. Notons au passage qu’on est finalement bien loin du narcissisme, plus proche du totalitarisme. Je pourrais, demain, ne plus avoir le droit de dire ni MARCHÉ SAINT-PIERRE (ni, la peur jurisprudente jouant: LOUVRE, TOUR EIFFEL, TOUR CN, PLACE VILLE-MARIE, CANAL RIDEAU, CANADA) ni LINDSAY (ni, la peur jurisprudente jouant: MICKEY, ELVIS, MADONNA, BRANGELINA, BARACK, YSENGRIM ou le chiffre SEPT – des 7 du Québec). Que l’objet du délit soit vague (y a pas que mademoiselle Lohan qui se prénomme Lindsay) ou clairement cerné (c’est bien du Marché Saint-Pierre qu’il s’agit dans ce polar), la constante qui se stabilise est hautement inquiétante. On peut vous accuser impunément (surtout si on a les moyens de se payer un service juridique somptuaire) de DÉNIGRER du seul  fait d’AVOIR NOMMÉ. Paniquant…

Alors maintenant, avançons encore d’un cran dans l’abus de droit du «droit». Au lieu d’une entreprise attaquant une entreprise, on a une entreprise attaquant un individu ordinaire, un simple pingouin de base sans défense. C’est le cas, tout récent tout chaud, de cette pauvre institutrice française, madame FIGARO, qui vient de se prendre sur le coin de la tête, pour son petit blogue personnel sans revenu s’adressant à ses élèves, une mise en demeure… du Figaro. Oh, oh, mais vous me direz pas, après ça, que les entreprises privées contemporaines ne sont pas littéralement atteintes d’un syndrome totalitaire. Oh, mais faites excuses, voici que je m’expose moi-même à une poursuite du Collège de Médecine pour dénigrement de la notion de syndrome… Enfin, bon, je préserve mes quelques chances de non-lieu, puisque les restaurateurs d’Italie ne sont pas (encore) parvenus à imposer une appellation contrôlée sur la notion de pizza (comme il y en a une sur les notions de bordeaux, de bourgogne, de champagne, qui ne se barouettent pas comme ça). Je m’efforce ici de vous faire un peu rire avec ceci mais, batince, je la trouve pas drôle du tout, en fait, pour dire le fond de ma pensée. Privé, privé, privé! Le privé s’empare d’objets physiques ou mentaux du tout venant et dit: “c’est à moi, taisez-vous, n’en parlez plus. Silence. Baillon.”. C’est atterrant.

Et, en plus, c’est outrageusement enrichissant. Car, en conclusion de ce petit billet fort marri (en attendant les prochains abus juridiques impudents de l’hydre entrepreneuriale sur ce front), il faut signaler que mademoiselle Lohan et son estate ont fini par abandonner leur poursuite peu après l’avoir intentée mais ce, non sans avoir tiré des revenus non précisés de l’entente hors cours s’étant conclue sans trompette (the actress made some money out of the deal – noter, encore ici, le traitement incroyablement potineux et creux, sciemment minimiseur, en fait). Bilan: dans le cloaque néo-libéral du laxisme légal contemporain, il y a toujours moyen, pour une entreprise puissante, de poursuivre, de gagner, de bâillonner, d’extorquer. Le principe fondamental est singulièrement répugnant. C’est la dictature du silence culturel imposée par les accapareurs possédants. C’est puant et cela s’étend. Je demande: qui donc mettra la bride à ce nouveau totalitarisme du contrôle des appellations? Et je signe:

PAUL (Newman’s Own me guette ici)
LAURENDEAU (ici c’est le journal Le Devoir)

Poster un commentaire

Classé dans Actualité, économie, Paul Laurendeau

Les cerf-volants de Kaboul. Un seul péché : le vol!

 
 
 

 

Permettez-moi de me perdre dans les méandres du très beau film «Les cerf-volants de Kaboul» tiré du livre de l’auteur afghan Khaled Hosseini et de vous partager l’ineffable impression qu’il m’a laissée.

Au commencement, une histoire simple qui se situe à Kaboul en Afghanistan, une amitié entre deux enfants du même âge, d’à peu près dix ans, au début des années ’70.

Il y a Hassan, le Hazara, au cœur pur comme un diamant, qui dit à son seul ami Amir, le Pachtoun, pour qui il voue une vénération sans bornes, que «pour lui il courrait des milliers de fois.».

 Les deux garçons passaient leurs moments libres à déambuler dans les rues animées de Kaboul, à voir des western américains principalement par John Wayne et Charles Bronson, à manger des friandises, et à jouer des tours aux vieilles personnes qui paraissaient sans danger de représailles.

Les deux enfants vivaient dans le même environnement, Amir, dans la maison de son père, homme d’affaires important et prospère de la ville, et Hassan, le fils du domestique de la maison, dans une cabane à côté de luxueuse demeure aux quinze pièces. En réalité, ils ne le savaient pas, mais les deux garçons étaient frères de lait, nés du même père, à une année d’intervalle. Ils avaient appris à faire leurs premiers pas sur la même pelouse, avaient été allaités par la même nourrice.

Frères de lait, mais vivant sur deux planètes différentes, parce que Hassan était analphabète et le resterait parce qu’on refusait cette catégorie sociale à l’école. Il n’était pas du même niveau. Si Hassan n’avait pas la beauté et l’éducation d’Amir, avait du courage. C’était lui qui défendait Amir. Quand Amir allait à l’école, c’était Hassan qui préparait son petit-déjeuner, qui rangeait ses vêtements, écoutait ses complaintes.

Le père d’Amir avait de l’affection pour Hassan. Souvent il disait à son cousin qu’il le trouvait brave, beaucoup plus que son fils Amir. Ce dernier entendait ces mots car il écoutait souvent aux portes. Il souffrait de la froideur de son père. Malgré lui il était jaloux de l’amour que son père portait à Hassan.

Un jour, alors qu’ils se promenaient dans des ruelles sombres, ils furent cernés par la bande d’Assef – un grand adolescent méchant de quinze ans qui ne pensait qu’à frapper, et ne sortait jamais sans ses acolytes. Assef menaça Amir de le frapper s’il ne reniait pas Hassan qui n’était qu’un foutu d’Hazara, tout juste bon à torcher les autres. Ce n’est pas qu’Amir vouait une grande fidélité à Hassan, il trouvait injuste c’est vrai qu’on le traite aussi mal, mais en même temps il avait honte d’être perçu comme son ami. Il n’était pas son ami, pensait-il, car Hassan était son domestique! Mais il n’osait le dire tout haut afin de ne pas blesser Hassan, et il savait que son père ne l’aurait pas toléré.

Assef continuait à invectiver les deux enfants des pires insultes. Il considérait qu’Amir et son père  déshonoraient l’Afghanistan en accueillant des Hazaras. C’était indigne et méritait une sévère punition.

Tout à coup, Hassan se baissa et se redressa rapidement. Assef et les autres marquèrent leur surprise en le voyant tenir un lance-pierre, l’élastique tiré au maximum, qui n’attendait que d’être relâché pour catapulter directement sur Assef le caillou de la taille d’une noix. Hassan ne sortait jamais sans son lance-pierre et il le maniait avec une grande dextérité.

Assef ricana et fit remarquer à Hassan qu’il toisait avec mépris qu’ils étaient trois contre deux.

–       Vous avez raison, agha, dit courtoisement Hassan. Sauf que, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué vous non plus, c’est moi qui tiens le lance-pierre. Si vous bougez, on vous nommera Assef le Borgne à la place d’Assef le Mangeur d’oreilles. C’est votre œil gauche que je vise.

Assef n’eut pas d’autre choix que de reculer, mais il lui jura qu’un jour il le regretterait amèrement.

Cet incident fit très peur aux deux garçons.

Souvent, Amir qui aimait la littérature et rêvait d’écrire des histoires, lisait à Hassan les passages d’un livre que celui-ci écoutait avec le plus grand intérêt. Jusqu’au jour où il lui lut une histoire qu’il avait lui-même écrite. Quand Hassan le sut, loin d’être envieux, il le félicita et le regarda avec une admiration encore plus grande. Amir se mirait dans ses yeux, et ne pouvait s’empêcher de se sentir plus fort et beau. Lorsque Hassan, cependant, osa lui suggérer un changement dans son scénario, il se rembrunit, car il se disait qu’il n’y comprenait absolument rien, lui qui ne savait même pas lire.

La jalousie et la frustration couvaient dans le cœur d’Amir de plus en plus souvent. Jusqu’au jour fatidique où avait lieu la fête des cerfs-volants, célèbre dans le pays. Amir se présenta à la joute, et demanda l’assistance d’Hassan. Les gens de la ville assistaient à cette fête, les uns assis sur leurs terrasses, devant la porte de leur maison, les autres entassés dans une aire d’observation.

Amir l’emporta, et se sentit très fier de lui. Hassan était aussi heureux que lui. Comme ils étaient sur le chemin du retour à la maison, très joyeux, anticipant le repas qui leur serait servi et pour Amir la joie de recevoir les félicitations de son père,  le cerf-volant qu’Amir tenait dans sa main s’échappa et s’envola à travers les dédales des ruelles. Hassan tout de suite se mit à courir de toutes ses jambes. Au détour d’une ruelle, il fut pris par Assef et sa bande qui sautèrent sur lui et le traînèrent dans un coin sombre. Assef exigea qu’il lui remette le cerf-volant mais Hassan refusa, parce que c’était, disait-il, le prix d’Amir.

Amir qui s’approchait entendit ces mots et en eut le cœur bouleversé. Figé sur place, se demandant comment il pourrait l’aider, il vit ce qu’Assef et ses amis firent à Hassan : ils le violèrent à plusieurs reprises, crachèrent sur lui, et le traitèrent de tous les noms.

Quand Assef et sa bande se retirèrent, Amir n’alla pas voir Hassan. Il resta caché sous un escalier. Mais il le vit marchant péniblement, la tête baissée, tenant solidement le cerf-volant dans sa main.

À partir de ce jour-là, plus jamais les deux enfants ne jouèrent ensemble. Hassan continuait à remplir ses tâches, mais n’avait pas l’air bien. Il gardait la tête baissée. Amir se mit à le détester, à se sentir très mal devant lui.

Un jour, en revenant de l’école, il demanda à son père qui se préparait un whisky s’il était un pécheur car selon les enseignements du mollah, il était en train de commettre un péché.

Son père le regarda très sérieusement et consentit à l’éclairer.

–       Je vais te parler d’homme à homme, mon fils. Tu penses être à la hauteur?

Le fils acquiesça.

–       Peu importe ce que prétendent le mollah et tous ces barbus, il n’existe qu’un seul et unique péché : le vol. Tous les autres en sont une variation.

1) lorsqu’on tue un homme, on vole une vie. On vole le droit de sa femme à un mari, on prive ses enfants de leur père.

2) lorsqu’on raconte un mensonge, on dépossède quelqu’un de son droit à la vérité.

3) lorsqu’on triche, on vole le droit d’un autre à l’équité.

–       Un homme qui s’empare de ce qui ne lui appartient pas, termina le père, que ce soit une vie ou du pain, n’est pas un homme intègre.  Et si Dieu existe, alors j’espère qu’il a mieux à faire que de s’occuper de savoir si je mange du porc ou si je bois de l’alcool.

Ce qu’Amir comprit, c’est que le vol était impardonnable.

Comme il ne savait comment se délivrer de sa jalousie et de sa culpabilité envers Hassan, il créa un scénario qui ferait passer ce dernier comme un voleur. Ainsi, son père cesserait de l’aimer et peut-être même de le préférer à lui.

Il s’organisa pour cacher sous le matelas d’Hassan la montre en or qu’il avait reçue en cadeau à son anniversaire. Puis, il alla voir son père et lui dit qu’il avait perdu sa montre. Son père lui conseilla de bien regarder dans sa chambre. Amir revint voir son père et lui dit qu’il soupçonnait Hassan. Son père le regarda étrangement, très longuement, mais pour la forme, accéda à son soupçon et devant le père adoptif d’Hassan, demanda qu’on fouille sous le matelas. La montre était là.

Mais le père d’Amir s’empressa de dire à Hassan qu’il lui pardonnait, ce qui épouvanta encore plus Amir. Néanmoins, Hassan et son père décidèrent de partir au Pakistan, ne pouvant plus tolérer cette situation.

Cette histoire allait rester comme une écharde dans le cœur d’Amir, et longtemps plus tard, alors que son père et lui se réfugieraient en Californie pour fuir le pays envahi par les Communistes, il comprendrait que dans son attitude même résidait la semence des troubles qui déchireraient son pays pendant des années.

LA SUITE LA SEMAINE PROCHAINE

Carolle Anne Dessureault

Poster un commentaire

Classé dans Actualité, Carolle-Anne Dessureault

UN ÉTÉ À DAMAS : LA CONJURATION DU « PRINTEMPS ARABE »

 

 

La civilisation arabe   

Analyser le mouvement historique qui bouleverse depuis deux ans cette civilisation millénaire, c’est comme d’étudier un organisme vivant – complexe – aux organes innombrables et aux fonctions multiples, inter reliées et interdépendantes. Une crise de croissance d’aussi grande ampleur ne peut être la résultante d’un seul facteur, d’un seul vecteur, ni ne peut provoquer une simple éviction immunitaire. Les variables qui orientent le « Printemps arabe »  sont nombreuses et les conséquences multiples.

Qu’en est-il au juste de ces révoltes – « révolutions » – et insurrections dévoyées qui ont secoué les pays arabes des régions du Maghreb et du Machrek entre les années 2010 et 2012 ?

Le « Printemps arabe » ne s’est pas transformé en « Hiver salafiste » par mimétisme ou par atavisme. Aux imposantes forces sociales – classes sociales – actives  au sein des différentes sociétés nationales – ethniques – religieuses – tribales – néocoloniales peuplant ce sous-continent tout un processus de maturation, d’adaptation, de réaction et de récupération pour maintenir en place, sous une façade caméléon, la structure sociale antique-tétanisée, correspondant au développement des forces productives capitalistes sous sujétion néocoloniales et aux rapports sociaux dégénérés qui perdurent dans ces différents pays sous-développés-dominés soumis aux puissances impérialistes (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Russie, Chine).

Comme l’écrit cyniquement un agent secret français, porte-faix en partie responsable de cet état de fait : « Il fallait tout de même être naïf pour croire que, dans des pays soumis depuis un demi-siècle à des dictatures qui avaient éliminé toute forme d’opposition libérale et pluraliste, la démocratie et la liberté (sic) allaient jaillir comme le génie de la lampe par la seule vertu d’un Internet auquel n’a accès qu’une infime minorité de privilégiés de ces sociétés. » (1).

Mais le « Printemps arabe » était-il une quête de démocratie électoraliste bourgeoise – une poursuite du crétinisme parlementaire ? De l’immolation désespérée d’un étudiant à Sidi Bouzid (17.12.2010) à la guerre mercenaire d’invasion de l’OTAN contre Damas et Alep (15.07.2012), l’organisme social appelé « Civilisation arabe » a été gros d’une révolution que les pétro-monarchies théocratiques du Golfe, assistées par leurs complices opportunistes, socialistes et chrétiens-démocrates, et autres intégristes fascistes turques, jordaniens, israéliens, libanais; sous la houlette de leurs puissances impérialistes de tutelle, sont parvenues à contrer pour forcer l’accouchement d’un bébé mort-né – contraint de « voter pour choisir son potiche » – exterminant de ce fait – pensaient-elles ces puissances de tutelles – tout espoir de libération économique, politique et sociologique véritable des sociétés arabes.

Les puissances impérialistes de tutelle se trompaient cependant, car le mouvement social arabe (subsumant toutes disputes ethno-religieuses et claniques) trouve sa source directement dans les conditions économiques misérables des peuples de ces pays exsangues où se côtoient la misère dégradante, la famine humiliante, le bidonville crasseux, l’analphabétisme déprimant, le chômage endémique, le désœuvrement dépravant, le patriarcat rétrograde, l’impossibilité même pour les nouvelles générations de simplement s’accoupler pour se perpétuer biologiquement et sociologiquement.

Quand un peuple n’a plus rien à perdre  

La source profonde de toutes ces révoltes arabes réside dans le désespoir qui porte tout naturellement la jeunesse puis le peuple tout entier à s’indigner, protester, quémander  d’abord, puis à la fin exiger, non pas un bulletin de vote comme Hilary Clinton l’a insidieusement susurré, mais du pain, de l’eau, un logement et un avenir à partager et à doter ses enfants.

Les contradictions insolubles et inéluctables du développement impérialiste mondial n’offrent aucun espoir aux prolétariats des pays dominants où la société de consommation des Trente Glorieuses commence à ressembler à un spectre évanescent – il n’y a que les «bobos» pour ne pas avoir remarqué que la crise économique récurrente  détruit les fondements même de leur prospérité déclinante. Comment le développement capitaliste anarchique pourrait-il offrir un avenir aux prolétaires et aux travailleurs des pays arabes dominés-néo-colonisés ? Les révoltes arabes marquent la résurgence de ces mouvements de fond profonds qui bouleversent le monde impérialiste présent, tous continents confondus. Il est fort compréhensible que le maillon « arabe » faible de la chaîne d’oppression et de gouvernance impérialiste mondiale secoue le joug en avance.

N’ayez crainte cependant, en Europe, en Amérique, en Chine, en Inde et en Afrique les relais révolutionnaires s’accumulent et de grands cataclysmes sociaux se préparent. Regardez ce monde décadent trembler sur ses bases, terrifiant les possédants qui songent par instant à une guerre d’épuration raciale afin de trancher leurs différends, se repartager les marchés, les ressources minières, la biomasse, l’énergie et surtout les sources de plus-value pour davantage de profits et la reproduction élargie de leur  système d’exploitation décadent.

Les révolutionnaires véritables seront-ils assez perspicaces et empressés pour préparer adéquatement leur « Printemps mondial » ? Saurons-nous anticiper le prochain épisode inéluctable de cette saga larvée afin de l’aider à survenir et à  désintégrer ces sociétés paralysées ? Si nous faisons défaut d’orientation et d’organisation, nous nous condamnons à réécrire ce qui a déjà été écrit, convenu, vécu et perdu. La révolution empêchera leur guerre mondiale ou leur guerre universelle entraînera la révolution, c’est la seule solution.

Revendications légitimes insatisfaites

Les revendications légitimes de tous les peuples arabes et de toutes les minorités ethno-religieuses régionales, dans tout le sous-continent s’étendant du Maroc à l’Iran en passant par le Bahreïn, le Yémen, l’Égypte, le Liban, la Palestine occupée et la Syrie sont pourtant identiques : du pain, de l’eau, des logements, du travail, l’éducation des enfants, des soins pour les grands-parents et des conditions de vie humaines sans vilaines guerres « humanitaires » meurtrières. Bref, la satisfaction des conditions sociales de reproduction élargie de l’espèce humaine, ce que le système impérialiste moribond ne peut plus assurer et qu’il met en péril d’un point de vue simplement biologique et écologique. Les prolétaires  arabes et leurs alliés, ainsi que les prolétaires du monde entier et leurs alliés, doivent éradiquer l’impérialisme et la classe capitaliste monopoliste s’ils souhaitent simplement survivre comme espèce.

La réponse des potentats arabes locaux a été partout la même : réprimer, matraquer, blesser, emprisonner, torturer et tuer sans vergogne, parfois, comme en Syrie, au motif avéré que l’opposition n’est qu’un ramassis de mercenaires assassins, criminels de guerre et terroristes soutenus par l’OTAN et exfiltrés de certains pays de  « démocratures » (dictatures sorties des urnes par la magie des pétrodollars qataris et saoudiens). La voilà leur démocratie compradore adoubée par leurs maîtres dégénérés.

L’effroyable guerre de Syrie

La guerre de Syrie marque pourtant un tournant terrifiant. Depuis l’effondrement du social-impérialisme-soviétique en 1989, c’est la première guerre d’agression d’un peuple où les deux blocs impérialistes dominants s’affrontent indirectement pour le contrôle hégémonique d’un territoire déterminé et pour se jauger avant de se mesurer directement. Pour la première fois la Russie et ses alliés, l’Iran et l’Alliance de Shanghai tiennent tête à l’OTAN, aux américano-européens et à leurs sous-fifres du Golfe persique et du reliquat Ottoman.

Du résultat de cet affrontement inter-impérialiste dépend la suite des guerres d’agressions néocoloniales impérialistes. L’Iran et le Pakistan seront-ils les suivants, ou l’OTAN devra-t-elle revoir ses plans pour le réaménagement du Grand Moyen-Orient ? Cette question sera tranchée à Damas d’ici la fin de l’été (2).  Ce que l’analyste Georges Stanechy a ainsi décrit : « Mis en perspective géopolitique, les vetos Russe et Chinois, contre l’invasion de la Syrie par les forces occidentales, n’ont donc rien à voir avec le maintien d’une base navale ou d’un marché quelconque pour leur commerce extérieur. C’est un coup de semonce à l’encontre d’une utopie géopolitique que la nomenklatura de l’Empire (Étatsunien NDLR), imbibée de mégalomanie, se refuse à entendre. » (3).

En tous lieux sur la terre arabe, incluant les zones ethnico-religieuses minoritaires et la terre palestinienne occupée-colonisée (l’appartenance religieuse étant dans ces pays sous-industrialisés et économiquement atrophiés un facteur identitaire retardataire), les puissances impérialistes mondiales ont joué leur va-tout déterminant au milieu de la tourmente, imposant ici un changement de la garde (Égypte-Tunisie-Yémen) ; requérant là des aménagements constitutionnels « démocratiques bourgeois démagogiques » ; montant parfois le chapiteau de la mascarade électorale propre à rasséréner les guignols-des-« in-faux » occidentaux ; s’en remettant souvent aux partis politiques intégristes salafistes-wahhabites-Frères musulmans – qui furent si longtemps gardés en réserve de la dictature républicaine – derniers remparts pour mâter la légitime vindicte populaire et ouvrière.

Washington, Paris, Berlin, Londres, Moscou et Pékin savent bien qu’il sera toujours possible de mettre fin à ces foucades électorales si jamais la situation se corsait; ou de faire reprendre ad nauseam le vote aux insoumis; ou alors qu’il sera toujours temps de rappeler l’armée aux commandes – cet État dans l’État, ce  contre-pouvoir omnipotent – dans cette arabesque de néo-colonies spoliées.

Gauchistes et opportunistes pataugent dans le marécage électoral

Malencontreusement, le passé et le présent de ces insurrections populaires larvées ont été écrits dans le sang versé par les forces révolutionnaires authentiques, qui partout dans ces pays de guerre ont été, par les années passées, systématiquement et soigneusement exterminées – éradiquées. Les groupuscules opportunistes, les malfrats révisionnistes et les pseudos socialistes ayant survécu aux razzias fascistes se sont récemment précipités vers les urnes, heureux d’embrasser ces autels de conspiration ouverts à leurs supplications serviles : « Nous obtiendrons bien quelques strapontins d’arrière banc législatifs », gémissent-ils tous en chœur trouvant là réconfort à poursuivre leur collaboration de classe dans l’indignité et la servilité consacrée.

Les tâches qui s’imposent

La tâche des véritables révolutionnaires arabes qui souhaitent changer l’ordre social existant et sortir définitivement leur classe sociale, leur peuple et leur nation de l’oppression néocoloniale impériale qui écrase ouvriers, paysans, étudiants, artisans, employés, fonctionnaires et leurs frères, est pourtant toute tracée.

Il leur faut patiemment et clandestinement reconstruire la solution de remplacement révolutionnaire qui s’est tapie sous le manteau de l’écheveau complexe des rapports inter-ethnico-religieux. L’ouvrier arabe, palestinien, druze, alaouite, chrétien, copte, sunnite et chiite est d’abord {par sa praxis économique – comme instrument de la machine de production capitaliste – par son activité communautaire journalière – comme résident de son quartier de pauvreté – par sa pratique sociale quotidienne – comme aliéné} un prolétaire exploité qui n’a que ses chaînes à perdre et tout un monde à conquérir. La liberté sociale de classe, désaliénée, n’est pas un slogan ou une marque de commerce et elle ne sera jamais l’aboutissement des urnes et des isoloirs; c’est un objectif collectif  radical que le prolétariat arabe devra conquérir par la lutte insurrectionnelle de classe.

Sans un parti révolutionnaire clandestin muni d’une conscience prolétaire et d’une science militaire dirigeant vigoureusement l’armée des enragés de ces pays arabes  avancés (du point de vue de la praxis révolutionnaire du moins), alors ces peuples, ces ouvriers, sont condamnés à réécrire toujours semblable l’histoire de leurs espoirs asphyxiés (4). Le prolétariat arabe plus avancé a le devoir de se poser en modèle révolutionnaire pour les prolétariats grecs, espagnols, italiens, britanniques, turcs, israéliens, français et américains.

______________________

(1)   Alain Chouet. 08.0.2012. Syrie: « Je m’interroge sur l’attitudes des occidentaux. L’éventuel départ d’Assad ne changerait strictement rien à la réalité des rapports de pouvoir et de force dans le pays ». Invité de l’Association Régionale Nice Côte d’Azur de l’IHEDN (AR29) Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE (France).

(2)   Robert Bibeau. La Russie lâcherait-elle la Syrie ? 29.12.2011.  http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/la-russie-lacherait-elle-la-syrie-107056

(3)   Georges Stanechy. Nucléaire iranien : Prétexte et préméditation. 14.08.2012. http://www.legrandsoir.info/nucleaire-iranien-pretexte-premeditation.html

(4)   Robert Bibeau. Le « Printemps arabe » bilan d’un avortement. 28.05.2012.  http://mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=31087

Poster un commentaire

Classé dans Actualité, Robert Bibeau