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Pari du lapin

Yan Barcelo, 3 juillet 2011

Hors des points de vue spirituel et religieux, qui ne peuvent faire autrement qu’affirmer une vie au-delà de la mort, il ne nous reste plus que les diverses visions mécanistes ou matérialistes issues du scientisme ou de diverses variétés d’athéisme ou d’agnosticisme. L’humanisme athée croit qu’il peut faire obstacle aux avancées de la nouvelle barbarie, mais il se leurre. En fait, quand il épouse les contours du matérialisme scientiste (qu’il importe de distinguer nettement de l’œuvre de la science) il ne fait que promouvoir l’agenda de l’idéologie de la force.

Il devrait être évident qu’une morale humaniste ne peut rendre compte à la fois de la soif de justice qui étreint l’humain et de la multitude de crimes impunis. L’alternative se dessine déjà nettement et ne fera que s’accentuer. D’un côté, on peut souscrire à l’hypothèse qu’il n’y a rien au-delà de la vie terrestre, et alors on est obligé de reconnaître que nos idéaux de justice, de fraternité, « d’humanité » ne sont que des songe-creux, des illusions. Certes on peut se bercer dans ces illusions et entretenir le rêve qu’un jour, peut-être, dans un futur utopique, la grande fraternité humaine aura son moment au soleil. Mais c’est un rêve au même titre que le rêve de rédemption chrétienne, mais avec la différence que le rêve humaniste ne peut nullement rendre compte de la multitude de crimes et d’horreurs commis entretemps. La brutalité et la malice humaines, jusqu’au grand jour « démocratique » se déploie dans une impunité totale, ayant comme seul adversaire la bien faible et incompétente justice humaine.

 De l’autre côté, on est contraint de faire l’hypothèse que l’œuvre de justice est un travail silencieux et souterrain qui se poursuit tout au long de cette vie et jusque dans une après-vie, ce cet œuvre soit le fait de Dieu ou d’un karma impersonnel. Parfois, cet œuvre de justice fait émerger certains méfaits et crimes à la lumière de la justice humaine, mais c’est l’exception. Mais le plus souvent, le tribunal de la justice se poursuit dans le silence de l’âme de chacun, influant sur son parcours cosmique dans cette vie… et au-delà de cette vie.

Dans le monde de la force, dont l’issue par la mort est radicale et sans suite, le principe de l’altruisme ou, plus modestement, des égards à l’endroit d’autrui, n’en est qu’un parmi d’autres et il ne bénéficie d’aucune primauté philosophique ou morale. L’éthique est désamorcée. Le principe dominant devient en réalité celui de la gratification de mes désirs. Si je peux le faire pacifiquement, tant mieux, mais ce n’est pas requis. En fait, le principe de gratification entraîne irrésistiblement le principe de force et de domination. Pour extraire un maximum de gratification, je n’ai pas le choix de recourir à la force ou à toutes ses variantes de ruse, d’habileté, de séduction, de mensonge, de propagande. Comme le dit une formule qui a cours dans le monde des multinationales américaines: « Eat, or be lunch! ».

Ceux qui ne sont pas prêts à jouer ce jeu parce qu’ils le trouvent trop exigeant ou brutal peuvent inventer toutes sortes de principes « démocratiques » pour justifier leurs sensibilités plus fragiles et contrer l’offensive des forts, et ils trouvent alors leur force dans le nombre. Or, c’est justement cette « république des lapins et des faibles » que dénonçait Nietzsche. Car dans un monde sans survie (n’incluons même pas Dieu dans l’équation), la loi darwinienne entre inexorablement en jeu: les forts, les violents, les audacieux ont raison s’ils dominent. La force fait loi. Si les pusillanimes réussissent à les contrer par la force du nombre, tant mieux pour eux. Mais ils ne peuvent se réclamer d’aucun principe fondateur. Leur force fait la loi, s’ils peuvent l’imposer. Bref, dans un tel monde, il n’y a pas de « raison » si ce n’est celle de la force. Et si les oligarques, les financiers, les scientistes et les mafieux l’emportent, comme c’est de plus en plus le cas, ils ont tout à fait raison.

Or, si les idéologies archaïques et pré-chrétiennes l’emportent de plus en plus, c’est dans une grande mesure parce que les grands principes sur lesquels nous avons érigé la modernité sont en recul. Partout en Occident on voit la démocratie ployer sous le poids d’un cynisme et un désintéressement croissants. Le principe d’égalité bat en brèche devant les inégalités et les disparités croissantes de plus en plus évidentes.

L’universalisme est remis en question par la multiplicité des cultures, chacune demandant ses « accommodements raisonnables » et remettant en question les principes universels que nous croyions pourtant avoir arrêtés une fois pour toute. Les déclarations de droits que nous avons érigé au rang de nouvelles religions nationales se retrouvent déchirées par des contradictions de plus en plus insurmontables : les droits de liberté religieuse s’opposent aux droits d’émancipation des femmes, les droits des enfants se retournent contre l’institution de la famille, la droits affirmant la liberté de choix des individualités minent la survie de groupes et d’institutions qui offrent pourtant un havre d’appartenance et d’enracinement aux individualités qui souffrent de plus en plus de leur insularité autarcique.

Pourtant, n’avons-nous pas taillé au siècle des Lumières le roc fondateur des certitudes humanistes sur lequel nos sociétés contemporaines pourraient s’ériger en toute confiance. La raison humaniste n’allait-elle pas garantir la prospérité de sociétés où chacun pourrait s’épanouir, préservé dans l’intégrité de ses droits et l’assurance de maintenir sa dignité économique.

Alors pourquoi ces « acquis » semblent-ils de plus en plus menacés ? Pourquoi les conquêtes des Lumières semblent-elles en recul sur tant de fronts ?

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