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Le mystère du jury Turcotte: 1/ 4 194 304


 
 

Le médecin Guy Turcotte, cardiologue en rupture de sa femme, s’en trouve si mécontent qu’il tue à coup de couteau leurs deux enfants en bas-âge. Beaucoup de coups de couteau. Comme César. Mais il s’en charge tout seul, comme un grand ; ils sont si petits…  Ce qu’on appelle la Justice intervient et lui demande des comptes, mais Turcotte a la réponse qu’il faut : «  J’ai perdu la tête… je ne sais pas ce qui m’a pris… Désolé. Ça va mieux maintenant. Puis-je m’en aller chez moi ?  Je me sentirai encore mieux quand j’aurai oublié tout ça… »

Ce ne sont pas ses paroles exactes et il avait des avocats pour le dire autrement, mais c’est ce que nous avons tous compris. Alors sitôt dit, sitôt fait et Guy Turcotte va rentrer chez-lui. Pas de prison, où d’autres détenus auraient pu le brusquer, car les pires criminels ont parfois la prétention de rester les pires en éliminant les tueurs d’enfants : Turcotte va rentrer chez lui..

La population aussi, maintenant, est mécontente Si on en croit les réactions dans les médias, du Web aux lignes ouvertes de radio en passant par les commentaires sur les blogues, au moins 75% des gens  seraient ravis que quelqu’un perde la tête le temps de tuer Turcotte à coups de triques ou autrement et ne l’en tiendrait pas « criminellement responsable ».  Elle payerait même pour qu’il ait lui aussi un avocat habile.

Parce qu’il a fallu du génie à l’avocat de Turcotte.  Simple question de statistiques. Si 75% de la population croit que Turcotte mériterait, à défaut de la corde qu’on a écartée – contre l’avis, soulignons-le, de la majorité de la population ! – au moins la prison a vie , il n y a qu’une « chance » sur 4 194 304 pour que onze (11) personnes choisies au hasard comme représentatives de cette population décident unanimement qu’il doit être élargi.   C’est l’ordre de grandeur de gagner le grand prix à la 6/49.  Chanceux, ce Turcotte….

Chance, ou plus probablement un avocat génial qui a fait que le jury NE SOIT PAS un échantillon représentatif de la population. Un avocat qui est parvenu à ce que ce jury-là soit LA combinaison parfaite – sur 4 194 304 –  qui pourrait être persuadé que Turcotte a pris congé de la réalité le temps qu’il fallait pour tuer ces enfants. Les enfants d’une femme qu’il voulait voir  souffrir autant qu’elle avait fait souffrir l’égo du pauvre docteur Turcotte.

Il y a une façon tout a fait légitime pour un avocat habile d‘avoir un jury à son goût.  Il a le droit le poser des questions à ceux qui peuvent devenir jurés et de faire rejeter ceux dont il  peut deviner qu’ils ou elles ne rendront pas le verdict qu’il souhaite.  Il faut poser les bonnes questions et bien les interpréter. Lire leurs motivations inconscientes. Virer tous ceux qui auraient des préjugés. Des préjugés  contre les pères qui tuent leurs enfants pour se venger de leur femme, par exemple.  Ce n’est pas si facile, il y en a beaucoup… Il faut être patient et motivé. C’est le rôle d’un bon criminaliste qui, c’est la moindre des choses, ne doit avoir, lui, aucun préjugé contre les criminels, pour diaboliques qu’ils soient.

L’avocat de Turcotte a fait un bon boulot et doit être félicité. Si vous pensez plus que jamais, en voyant l’Affaire Turcotte, que le rôle actuel des avocats n’est pas de faire prévaloir la justice, mais d’apprivoiser l’injustice – et qu’un systeme judiciaire devrait fonctionner autrement – luttez pour que le système soit changé, mais ne blâmer pas l’avocat de Turcotte. Ce serait aussi bête que de blâmer nos soldats qui vont, en service commandé, tuer parfois des enfants, eux aussi, en Libye ou en Afghanistan

Tout ça est parfaitement légitime.  Dans l’affaire Turcotte, toutefois – ou plutôt dans l’Affaire du jury de l’affaire Turcotte – il subsiste une petite inquiétude.  C’est qu’ils n’étaient plus douze (12), mais onze (11) dans ce jury.  C’est inusité. Pourquoi onze ? ? Parce qu’un des jurés a été accusé par un autre de ne pas être impartial, d’avoir des préjugés…  et a été exclu. Evidemment, si on peut simplement exclure du jury ceux avec qui l’on n’est pas d’accord, ça facilite grandement les choses pour obtenir le verdict qu’on souhaite.

C’est inusité qu’on exclut de cette façon, parce que si l’on est membre d’un jury et que l’on n’est pas d’accord avec un autre membre du jury, normalement on en discute. On est là pour ça. Une vie en dépend et la justice elle-même, comme le respect que la population peut garder à la justice, repose sur cette discussion. Ce n’est pas rien. On prend le temps d’en discuter. On devrait.

Celui des jurés qui en fait exclure un autre ne voulait pas discuter. Il devait être TRÈS motivé – au moins autant qu’un avocat de la défense –  et avoir lui-même un préjugé contraire, mais au moins aussi fort, que celui qu’il voulait faire exclure.  Il semble que c’était bien le cas, ici, puisqu’un juré a bel et bien été exclus. Puis, les 11 autres ont pu s’entendre.

Ils ne se sont pas entendus tout de suite, bien sûr. Quand vous voyez les faits et écoutez les arguments dans cette cause, il n’est pas certain que  renvoyer Turcotte libre soit pour tous la solution évidente. Mais elle était évidente au moins pour celui qui avait demandé l’exclusion de son collègue juré, cependant….   Il avait, lui, une opinion bien ferme et il  était TRÈS motivé. Il y avait au sein du jury un Grand Motivé.  C’est ça, la clef du mystère.

Supposant que les autres jurés n’aient pas de préjugés, mais seulement la motivation normale de discuter pour en arriver honnêtement à un verdict raisonnable, un phénomène connu, tout a fait normal et prévisible va se produire.   Inlassablement, le Grand Motivé va leur  dire qu’il y a TOUJOURS un doute raisonnable. Pourquoi s’entêter a condamner quelqu’un ? Condamner un innocent serait un crime, laisser partir un coupable ne fait de mal a personne…  Pourquoi perdre tout ce temps ? Allons, hop, on finit et on rentre chacun chez soi, Turcotte comme les autres

Avec le temps qui passe et l’ennui qui s’installe, chaque juré « normal » va défendre son opinion avec de moins en moins d’opiniâtreté, les moins motivés jetant la serviette les premiers. Un a un, tous les quidams lambda – qui sont essentiellement paresseux et qui ne sont pas vraiment concernés –  se disent qu’il serait stupide de perdre des journées d’été et que « ca ne ramènera pas les enfants »…  Alors, comme il arrive si souvent, tous les « peu concernés »  se rangent un à un au pas d’oie derrière celui qui est un Grand Motivé, chaque  transfuge  vers le camp du « Grand Motivé » lui donnant plus de force pour attaquer ceux qui résistent.  Celui qui roule les biceps gagne sur ceux qui haussent les épaules.

Le Grand Motivé en retire une grande satisfaction. Ne lui cherchons pas d’autres raisons; les procureur(e)s de la Couronne, qui ne sont sans doute pas de jeunes novices, ont certainement déjà fait les enquêtes nécessaire pour s’assurer qu’aucun des jurés – dont le Grand Motivé – n’ont de liens avec le meurtrier ni avec ses avocats et que leur trajectoire de vie n’a jamais croisé celle des intéressées.   Il serait inconcevables qu’elles ne l’aient pas fait, n’est-ce pas ?

Disons donc que  la libération du meurtrier, à l’image du meurtre lui-même, s’est réglée sur un question d’amour propre. Ne cherchons donc pas plus loin… Mais la Justice en prend un coup dans les dents.  Il nous manquait un procès O.J Simpson au Québec pour avoir vraiment un système à l’Américaine ; maintenant c’est fait.

Penser qu’on a choisi de laisser courir un meurtrier pour ne pas rater une partie de golf peut donner de mauvais rêves, toutefois. L’un ou l’autre des jurés aura-t-il des remords et en dira-t-il plus, publiquement, sur comment  tout ça c’est passé ?    Peu probable, car il est interdit de le faire. …

Mais ce qui est bien probable, au contraire, c’est que l’un ou l’autre  s’en ouvrira  à sa femme ou à sa fille quand, choqué du verdict auquel il a contribué, l’une ou l’autre ou son fils le traitera de pauvre mec.  Tout aussi probable que sa femme, sous le sceau du secret, en parlera à la voisine qui l’aura regardée avec mépris, ou que sa fille se confiera à sa meilleure amie, pour qu’on ne parle plus de son taré de père dans son dos à l’école…  Ça circulera. Puis les blogueurs parleront. Et tout le monde saura.

Je présume que tous les mafieux et les Hells, à ce moment-là, auront alors depuis longtemps pris bonne note des coordonnés de l’avocat et seront par la suite plus souvent parmi nous.  Je préfèrerais de beaucoup, de toute facon, serrer la main de l’un ou l’autre d’entre eux que celle de Guy Turcotte.  À voir Turcotte de près, je risquerais un accès de folie temporaire.

Pierre JC Allard

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Pari des vertus

Yan Barcelo, 10 juillet 2011

 Je demandais à la fin de ma chronique de la semaine dernière : « N’avons-nous pas taillé au siècle des Lumières le roc fondateur des certitudes humanistes sur lequel nos sociétés contemporaines pourraient s’ériger en toute confiance. La raison humaniste n’allait-elle pas garantir la prospérité de sociétés où chacun pourrait s’épanouir, préservé dans l’intégrité de ses droits et l’assurance de maintenir sa dignité économique.

Alors pourquoi ces « acquis » semblent-ils de plus en plus menacés ? Pourquoi les conquêtes des Lumières semblent-elles en recul sur tant de fronts ?

 Les hypothèses susceptibles de donner réponse à ces questions pourraient être nombreuses. Je vais y aller de l’explication qui me semble la plus plausible. Nous avons cru pouvoir extraire les plus belles fleurs philosophiques issues de l’humanisme des Lumières et les isoler de la terre fondatrice chrétienne qui leur a permis d’éclore. Nous avons cru pouvoir simplement laïciser un héritage essentiellement religieux, articulé en relation à l’infini, et le faire vivre hors de ce creuset nourricier.

Ce faisant, nous avons aboli nombre de valeurs issues de cet héritage chrétien ; mais plus grave encore, nous avons aboli les vertus issues de cet héritage qui avaient permis à l’arbre de la démocratie et de la prospérité économique de croître. Pour que le débat équilibré de la démocratie soit préservé, nous avions besoin de circonspection, de prudence et surtout d’un goût de la vérité au service du bien commun. Pour développer l’immense prospérité dont nous avons bénéficié, nous avons dû compter sur l’épargne, l’effort soutenu, le goût du travail bien fait et durable. Pour consolider les vastes réseaux d’éducation que nous avons mis en place, nous avons dû compter sur le sens de l’éducation en tant que vocation, sur la culture systématique de la beauté, sur l’entretien d’une saine humilité quant à notre ignorance face à l’infini de la connaissance. Pour tisser un solide filet d’entraide sociale, nous avons dû miser sur les vertus d’entraide et de charité.

Par ailleurs, en même temps que nous mettions de l’avant ces vertus, il nous fallait tenir en respect de nombreux vices susceptibles de miner l’intégrité du tissu social. C’est ainsi que nous entretenions de la méfiance face à l’usure et à l’endettement, face à l’intempérance, à la convoitise débridée, à l’orgueil, à la prétention, au narcissisme.  

Ces vertus avaient toutes un point commun où elle puisaient leur force : elles étaient fondées dans la longue durée et l’endurance. Elles encourageaient les personnes à faire preuve de retenue, à tempérer leurs désirs, à cultiver la modestie, le sens des réalités, la persévérance et le goût de l’effort. Pourquoi ? Parce que ces vertus s’inscrivaient dans une vaste matrice cosmique, fournie par la religion, où elle trouvait sa récompense déjà en cette vie et dans une après-vie. Être vertueux avait un sens. Éviter le mensonge et la médisance en valorisant la vérité avait un sens. Miser sur l’effort, la persévérance et l’amour du travail bien fait avait un sens. Calmer les pulsions qui incitent à toujours prendre les raccourcis, faire œuvre de patience, être capable de différer la gratification, mater la bête impulsive et égoïste en soi pour faire advenir l’humain raisonnable et juste, tout cela avait un sens. Ce sens, il était inscrit dans un vaste firmament métaphysique, accroché à la figure de Dieu comme point ultime de justification et d’accomplissement. Et cette toile de fond, horizon de l’espérance humaine, nous disait qu’on avait raison de « prendre sur soi » pour ériger une meilleure Terre et préparer sa place au ciel.

Mais on a enlevé le ciel, on a aboli l’horizon métaphysique et on a tué Dieu. Du coup, toutes les vertus d’endurance nécessaires à la constitution d’une société démocratique et égalitaire – le rêve chrétien en somme – ont été déracinées. Ce déracinement, aujourd’hui, saute aux yeux. On ne cesse d’hypothéquer l’avenir pour se payer toutes les gratifications dans l’immédiateté présente. On encourage la réalisation instantanée de tous les désirs les plus impulsifs, et pour s’assurer qu’on ne sera pas en panne de désirs, on exalte la particule du moi-moi le plus superficiel, le plus narcissique et l plus factice, susceptible de multiplier les désirs à l’infini. Et pour alimenter cette insatiable poursuite dans la sphère économique, on a mis en place des régimes éducatifs où les vertus d’endurance, évidemment, ont là aussi été rayées. Le labeur patient, parfois même souffrant, de l’apprentissage a été remplacé par des processus pseudo-ludiques axés sur la facilité et la récompense immédiate.

Et bien sûr, dans toutes les sphères, le principe de responsabilité a été miné et dépravé. Nous avons toujours de bonnes excuses pour ne pas faire ce qu’il est notre devoir de faire : le « système », l’héritage de l’enfance, les pulsions de l’irrationnel, etc.

Or, deux générations d’enfants ont été formées déjà à l’impératif de la gratification instantanée ; ils sont les citoyens du nouvel ordre de la force qui lentement et inexorablement se met en place. Comme je le disais plus haut, là où prime cet impératif, les mécanismes propres à la force trouvent une justification croissante et inexorable. Tous les participants dans ce régime, engagés dans la jungle où survit le plus fort, en viendront à valoriser tous les moyens par laquelle la force permet la gratification du désir, que ce soit par la domination financière, par la séduction et le mensonge du marketing et de la propagande, par la brutalité du crime.

Ce lent engloutissement dans les idéologies de la force est-il inévitable ? Non. Il est toutefois de plus en plus apparent et inexorable. Une seule chose, à mon sens, pourra l’enrayer : notre retour à l’héritage chrétien qui tient essentiellement aux Évangiles et aux paroles du Christ. C’est là qu’ont été formulées les grandes vérités fondatrices qui, pour la première et la seule fois dans l’histoire humaine, ont fait obstacle à l’idéologie de la force. C’est seulement en reprenant ce chemin, je crois, que nous pourrons résister.

Certains vont voir dans mes propos une tentative de rétablir la domination de l’Église et l’époque de résignation des temps chrétiens passés où le faible ployait en silence sous la botte des puissants. Il est vrai que l’Église a longtemps été la complice de cette idéologie criminelle par laquelle elle prenait le parti anti-évangélique de la force. Mais en même temps, elle a aussi été la préservatrice du message évangélique et c’est à ce message qu’il faut retourner, que ce soit avec une Église qui retrouve le sens de la subversion évangélique, ou sans elle.

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Classé dans Actualité, Yan Barcelo